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Actualité

La loi Recherche réserve quelques surprises

La LPPR, ce n’est pas que les “tenure tracks” ou les CDD de chantier, la preuve.

On ne sait pas encore quel sera le calendrier de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Si Frédérique Vidal table sur une présentation le 8 juillet prochain au Conseil des ministres, le devenir du texte au Parlement est encore incertain. Publié à la surprise générale il y a huit jours, la vingtaine d’articles balaient la recherche dans son intégralité. Le rapport (très complet) attaché à la loi part du principe que « les relations entre les laboratoires publics et les entreprises sont encore insuffisantes » et liste certaines mesures “incrémentales” dans le secteur de l’inno :

Création de contrats doctoraux de droit privé d’une durée maximale de cinq ans. Une vraie surprise pour les acteurs du secteur… et beaucoup d’interrogations à la clef.
Elargissement des dispositions “Allègre”. Le rapport précise vouloir « ouvrir le champ des situations où les personnels de la recherche publique peuvent être autorisés à apporter leur concours à une entreprise ».
Facilitation du cumul d’activité. Le temps partiel entre labos et entreprises sera encore assoupli (c’était déjà possible).
Augmentation du nombre de thèses Cifre. C’est une augmentation de 50% (d’ici à 2027) que vise la pré-version de la LPPR. 
Doublement de certains dispositifs. Sont évoqués des efforts conséquents pour les chaires industrielles de l’ANR, les LabCom et les Instituts Carnot
– Labellisation de 15 « pôles universitaires d’innovation » (PUI). Un label, certes, mais «sans création de nouvelles structure ».

Reste maintenant à faire atterrir toutes ces dispositions “dans la vraie vie” des laboratoires et des entreprises. De nombreux décrets seront nécessaires ; leur publication sera égrenée… quand la loi sera votée.  
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Interview

Antoine Petit : « Le milieu de la recherche est inégalitaire »

Antoine Petit, PDG du CNRS, a choisi TMN pour parler de la future loi de programmation, du système de recherche, de la parité… et de Darwin, bien sûr. Interview.

Dans la tribune des Echos parue en novembre dernier, vous plaidez pour une réforme darwinienne, d’une part, mais surtout inégalitaire. Qu’est-ce qu’une réforme inégalitaire ?


J’ai indiqué le soir des 80 ans du CNRS devant Emmanuel Macron que la réforme devait être inégalitaire ou « différenciante », si l’on devait faire dans le politiquement correct [Si vous voulez réécouter, c’est par ici, NDLR]. Pour moi, le milieu de la recherche est par nature inégalitaire, comme le sont tous les milieux de haut niveau : le sport est inégalitaire, la grande cuisine est inégalitaire, le cinéma aussi. En recherche, on passe notre temps à créer des inégalités : entre les gens pris au CNRS et ceux qui ne le sont pas, entre les directeurs de recherche et ceux qui ne le sont pas, etc. Je ne pensais pas que cela allait perturber les gens à ce point-là : je voulais simplement dire qu’on ne pouvait pas avoir une loi qui consisterait à avoir 100 et à donner 1 à chacun. La loi devait assumer que certaines disciplines ont besoin de plus de moyens que d’autres, qu’il y a des champs où il faut moins investir, que des gens sont plus performants que d’autres, etc. Ce sur quoi tout le monde est d’accord… mais il ne faut pas le dire. Je n’ai notamment pas entendu grand monde remettre en cause l’existence de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui crée des inégalités de fait : soit vous êtes pris, soit vous ne l’êtes pas. Nous avons en 2019 proposé que les taux de succès aux appels à projet soient portés à 30% ou 40%, cela crée également des inégalités. Autre exemple : le classement de Shanghai, qui traumatise totalement les universités. C’est donc une fausse polémique comme on les adore ; le milieu de la recherche veut se croire égalitaire alors qu’il est tout sauf égalitaire, en commençant par la base : quand on soumet un papier, il peut être rejeté. C’est le quotidien des chercheurs. Mais le fait de le dire a perturbé un certain nombre de gens, y compris parmi des normaliens, des gens en poste à l’institut universitaire de France ou même, c’est d’ailleurs drôle, au Collège de France. Le système de la recherche n’est pas égalitaire, ça n’a pas de sens. M’accuser de darwinisme social est très facile mais ce n’est que de la rhétorique .

A défaut de viser l’égalité, le système pourrait au moins essayer de combler les inégalités, non ?

Je ne suis pas sûr. Le système doit viser à renforcer sa performance. Je vais prendre un exemple sur un sujet qui m’est cher : les conditions d’accueil des chargés de recherche au CNRS. On a réussi à faire un package moyen de 10 000 euros par personne. Dans certaines disciplines, c’est trop, dans d’autres au contraire, ce n’est pas assez. Ce ne serait pas absurde de différencier les taux en fonction de la discipline, de la séniorité… Voilà des inégalités. Je trouve cette polémique absurde encore une fois.

Revenons maintenant sur le terme « darwinien » et les réactions qu’il a suscité. De quel darwinisme parliez-vous ?


Il y a un terrain sur lequel je n’irai pas, c’est le glissement sémantique vers le darwinisme social. C’est comme si j’étais accusé de racisme, je répondrais simplement « non » sans me justifier plus. Intellectuellement, m’accuser de darwinisme social et, par rebond, d’être un affreux jojo est très facile mais ce n’est que de la rhétorique comme savent le faire certaines disciplines scientifiques, même si je concède volontiers que ce n’est pas le terme le plus pertinent que j’aurais pu utiliser. Ce mot darwinien, que vous avez utilisé vous-même pour votre média [TheMetaNews, c’est Darwin-win, NDLR], je suis sûr qu’on aurait pu vous reprocher de ne pas l’avoir utilisé à bon escient. L’acceptation du mot n’est pas la même pour le commun des mortels et j’avais cru préciser les choses en ajoutant « une loi qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale », il serait bon de ne pas l’oublier. Si on demande de l’argent au contribuable, il me semble normal et non choquant de lui garantir qu’il sera distribué de manière « ambitieuse et vertueuse ». Toute cette polémique est intracommunautaire, si vous sortez la tête de la communauté des chercheurs, personne ne sait de quoi il est question. 

Venons-en à la Loi de programmation. Au moment où l’éducation, la santé, la police réclament des moyens, pourquoi en donner à la recherche ?

Le problème numéro 1 de cette loi est de convaincre des non chercheurs d’investir dans la recherche. Quoi qu’on puisse en dire, nous sommes globalement tous d’accord entre nous sur ce qu’il faut faire. Reprenons les propositions de la pétition qui a rassemblé 15 000 signatures [Non à une loi inégalitaire, lancée par le chercheur François Massol, NDLR] : ce sont les mêmes que nous avons faites au sein des groupes de travail, à savoir des moyens et de la simplification. Les divergences surviennent sur des points de second ordre. Il s’agit avant tout d’un choix politique : il ne s’agit pas d’investir pour les chercheurs mais d’investir pour le pays. Les chercheurs ne demandent pas de l’argent pour eux mais parce que nous sommes convaincus que la France doit rester un grand pays et garder sa souveraineté. A quel niveau faut-il investir ? Comme l’a répété Emmanuel Macron, les 3% du PIB sont l’objectif, 1% pour le public – nous sommes actuellement à moins de 0,8% – et 2% pour le privé.

On fêtera cette année les 20 ans de la promesse des 3% recherche, quelle assurance avez-vous qu’elle sera tenue ?


La seule chose importante, ce sont les faits. Il est vrai que nous n’en avons pas jusqu’à présent, à ceci près que la ministre a annoncé hier lors de ses voeux [Le 21 janvier au soir, NDLR] que les jeunes chercheurs ou maîtres de conférence seraient payés deux fois le Smic. C’est tangible et ça nous laisse espérer que l’objectif de 1% sera atteint mais personne n’en a la moindre assurance, ne serait-ce que parce qu’en 2022, il y a des échéances présidentielles. Les promesses actuelles n’engagent pas celles du prochain président. C’est néanmoins la première fois depuis longtemps qu’on sent une volonté politique d’investir dans la recherche.

C’est le début du retour à la normale pour les jeunes chercheurs, chroniquement sous-payés en France ?


Je crois aux actes et pas aux discours, c’est pour cette raison que nous avons augmenté la rémunération des doctorants de 30% l’année dernière. Le CNRS n’a pas fait de surenchère, comme cela a pu nous être reproché, il a tiré le système vers le haut. Mais le critère numéro 1, au-delà du salaire, est l’environnement de travail et le package d’accueil. Nous devons leur donner un package d’accueil de manière presque automatique pendant deux à trois ans pour qu’ils puissent ensuite candidater à des appels à projets français ou européens, c’est inscrit dans notre contrat d’objectifs et de performance. 

Rien d’inégalitaire dans cette démarche…


Elle pourra l’être. Parfois la seule façon de combattre des inégalités est d’en créer. Si on donne la même chose à tout le monde, dans la mesure où tout le monde ne part pas du même point, vous ne faites que renforcer les inégalités et pas les contrebalancer.



L’emploi à vie qu’offre la recherche publique est un facteur d’attractivité, réduire le nombre de permanents et multiplier les contrats précaires n’est-il donc pas contre-productif ?


C’est un vrai sujet de discussion et j’ai l’impression, au moins dans certaines disciplines, que c’est beaucoup moins vrai qu’avant. Le gens ont des parcours de mobilité plus forte : nos recrutements se font à 30% à l’étranger, ces recrues préfèreront souvent un CDI mieux payé qu’un statut de fonctionnaire. Le système de tenure track, fréquent ailleurs, ne les perturbe pas ; devenir fonctionnaire les attire moins que trouver un environnement scientifique de qualité. Le recrutement de chercheurs permanents est indispensable et la majorité des recrutements doit se faire ainsi, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans mes propos, mais proposer pendant 5 ans un contrat est attractif parce qu’il permet d’avoir une perspective et de monter une activité de recherche.

Parlons des “tenure track” et des CDI de chantier, ces contrats ne
viennent-ils pas ajouter de la complexité à un système qui l’est déjà ?

Ce sont deux sujets différents. Proposer à certaines personnes en CDD renouvelables des CDI de chantier dans les EPST [Qu’est-ce qu’un EPST, NDLR], où ils peuvent être prolongés jusqu’à six ans, c’est un progrès par rapport à la situation actuelle. Si vous allez à la banque avec un CDI de chantier, vous aurez plus de facilité à obtenir un prêt par exemple. Cet outil est intéressant également pour des personnels d’appui à la recherche recrutés grâce à des projets européens, par exemple, qui mène à des situations absurdes et à des pertes de compétences quand la limite de six ans est atteinte. Les tenure track sont un autre sujet : ils n’existent pas actuellement en France, malgré les initiatives de certaines universités [notamment à Clermont-Ferrand, NDLR]. Ils doivent être complémentaires de ce qui existe actuellement. Nous avons proposé qu’un chercheur puisse commencer sa carrière avec un contrat comprenant une charge d’enseignement faible mais non nulle et qu’il ou elle puisse être ensuite titularisé dans une université, suite à un deal que nous aurions passé avec elle. La charge des jeunes maîtres de conférence est aujourd’hui beaucoup trop forte, c’était beaucoup plus facile il y a trente ans. Vous allez me dire que ça crée des inégalités, certes, mais la situation est telle que des chargés de recherche font zéro heure d’enseignement et les maîtres de conférence en font 192. L’idée est de laisser à ces derniers le temps de faire de la recherche et un peu d’enseignement et que le CNRS soutienne les universités dans cette démarche. J’espère que cette proposition sera retenue dans la loi.

Au-delà de cette mesure, au-delà des revalorisations accordées par Frédérique Vidal et de l’augmentation probable des budgets de l’ANR, qu’attendez-vous de la LPPR ?

Je sais ce que nous avons demandé, je ne sais pas ce que nous aurons. Nous avons besoin de moyens dans les organismes de recherche. Il faut être cohérent. Plus personne ne remet plus en cause notre existence, ce sont des combats d’un autre temps. Mais nous devons avoir les moyens de notre politique scientifique et cet argent ne peut pas venir uniquement des appels à projets français ou européens que les équipes vont chercher. 

La LPPR n’en prend pas le chemin !


Nous verrons. Nos demandes [les propositions du groupe de travail n°1 de préfiguration de la loi, NDLR] portaient sur des préciputs augmentés de façon conséquente au niveau de l’ANR ainsi qu’au niveau européen et une extension des principes des Carnot [Si vous voulez en savoir plus, NDLR]. Ce sont des mannes financières non négligeables qui remonteraient au niveau de l’établissement que nous redistribuerons de façon inégalitaire.

Le taux de 30% est actuellement évoqué pour ces “overhead”, est-ce suffisant ?


Nous avons chiffré ces augmentations pour l’ANR, de 550 millions à 2 milliards mais ce qui importe est que ces augmentations soient régulières. Si dès 2021 ou 2022, on atteint 1% du PIB consacré aux dépenses publiques de recherche, ce sera formidable mais personne n’y croit vraiment : y parvenir en cinq ans serait très bien.  

Pourquoi renforcer ce système d’appel à projet plutôt que de simplement augmenter les budgets des instituts et les dotations des labos ?

Ce n’est pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre. Il faut convaincre que nous avons besoin de financement et les gens qui nous en octroient doivent savoir la manière dont on les utilise. Le soutien aux laboratoires devrait être au moins doublé, c’est un vrai sujet, on a des difficultés à mener une politique scientifique. Il nous faut plus de doctorants, nous en avions recruté 200 en 2019, seulement 180 l’année prochaine ; il nous faut également plus d’ingénieurs ou revivifier l’accueil des chercheurs étrangers… Mais qu’une partie de ces sommes nous viennent directement, et l’autre par le biais des préciputs n’est pas absurde.

La LPPR marquerait également un retour à la notation des équipes de recherche. L’évaluation ne sert-elle pas juste à rassurer les financeurs ?

Pour les chercheurs, la question n’est pas d’être évalué mais d’être trop évalués, ils le sont en permanence : quand ils demandent une promotion, qu’ils soumettent un papier, etc. Il serait absurde de lier les moyens d’un laboratoire à sa note : imaginons qu’un laboratoire prioritaire pour le CNRS, travaillant sur un sujet essentiel, soit évalué “moyen moins” ou “moyen plus”, c’est peut être qu’il faut y mettre plus de moyens ! La question des notes est discutable mais il est impossible de se réfugier derrière pour décider. Nous augmentons la taille de nos laboratoires depuis quelques années avec des structures parfois fortes de 200 personnes. Les réduire à une note serait absurde. De plus les critères d’évaluation doivent être définis, non par le Hcéres [Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, NDLR] mais par les tutelles du laboratoire. Certains laboratoires ne font pas d’innovation, d’autres sont au contraire proches des acteurs économiques, on ne peut pas en attendre la même chose. Que vous soyez sprinter, lanceur de poids ou sauteur en hauteur, la mesure de votre performance ne sera pas la même, c’est pareil. Aux tutelles de décider des critères, aux pairs ensuite de voir si ces critères sont remplis mais il ne peut y avoir d’automaticité entre la note et les moyens du laboratoire. Il serait absurde de lier les moyens d’un laboratoire à une note.

C’est pourtant ce qui est craint aujourd’hui…


On est les champions du monde de la crainte. Le pire est toujours possible, c’est sûr, mais je trouverais plus intéressant qu’on ait une discussion sereine sur le sujet. Ce que je viens d’exposer peut faire consensus. En simplifiant à outrance le problème, on se trompera tous. Y a-t-il un métier au monde où la qualité se résume à un nombre ? Même à la télévision la qualité ne se résume pas à l’audimat. Que dit l’audimat ? Si vous diffusez un match de foot ou Apostrophes, vos critères de succès ne seront pas les mêmes. La question de la note n’est pas fondamentale, elle ne doit être qu’un élément de la décision. Le danger est que des gens en position de décider se réfugient derrière. Cette évaluation doit en outre se faire au niveau international, c’est un grand enjeu.

Emmanuel Macron n’a pourtant pas dit autre chose le 26 novembre dernier en parlant de « bons », de « mauvais » et d’un système « mou », non ?

Que l’évaluation soit suivie d’effets c’est normal. Mais les effets ne peuvent pas être la conséquence directe d’une note, ce serait nier la politique scientifique d’un établissement.


A propos de la parité : les femmes sont encore sous-représentées chez les directeurs de recherche, notamment, comment allez-vous inverser la tendance ?


Nous avons déjà décidé en 2019 de promouvoir autant de femmes qu’il y en a dans le vivier de départ. Si par exemple il y a 35% de femmes dans un institut, nous en promouvons la même proportion aux postes de directeur de recherche. Nous l’avons fait dans tous les instituts. Cela a un vrai effet parce que l’autocensure féminine est plus importante que chez les hommes. La mesure n’a pas été facile à appliquer, y compris auprès de certaines femmes, opposées au système de quota parce qu’elles ont la crainte de ne pas être promues sur des critères uniquement scientifiques. Mais nous avons pris des mesures et nous continuerons.

Dernière question : est-ce qu’engager 10 directeurs de recherche « externes » au moment où le CNRS ne peut plus recruter que 250 chercheurs par an n’est pas un mauvais signal ?

Même dans une période difficile, on ne peut pas se recroqueviller sur soi-même. L’objectif est de recruter des gens qui ne sont pas déjà en poste dans l’Enseignement supérieur en France, de très bons éléments qui vont augmenter notre capacité à faire de la bonne recherche, quelque soit leur nationalité. Mettre les postes dans la commission interdisciplinaire 50 est un artifice technique, il s’agit de postes en réserve. Nous n’allons pas essayer d’attirer que des stars – je n’ai jamais utilisé ce terme pour les gens que nous allons recruter – mais nous essaierons d’adapter la rémunération à leur situation. Une fois ces dix personnes connues, nous discuterons des possibilités. Ce n’est d’ailleurs pas en proposant des postes de DR2 que nous attirerons des stars interplanétaires. On est actuellement en phase d’étude des dossiers : des gens de très bon niveau ont candidaté, c’est une bonne nouvelle pour le CNRS.

Photos : @sophiegaubert_photography
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Interview

Philippe Bihouix : « Certains innovent la baïonnette dans le dos »

L’ingénieur Philippe Bihouix était aux Utopiales, à Nantes. Auteur de Le bonheur était pour demain : Les rêveries d’un ingénieur solitaire (Ed. Seuil), il aborde le sujet de l’innovation et de ses conséquences sociétales.

Vous dénoncez l’actuelle « injonction à l’innovation » : pourquoi se forcer à innover ?

Le discours dominant glorifie la prise de risque, l’innovation technologique et les aventures entrepreneuriales ; pourtant, lorsqu’on compare avec les années 70 par exemple, nous vivons indéniablement dans une société plus peureuse, inquiète et sans doute moins ouverte à des changements profonds. Et les hommes ne sont pas des innovateurs par nature : pendant des millénaires, les sociétés humaines ont dû préserver à tout prix le fragile patrimoine culturel et technique nécessaire à leur survie. Aujourd’hui, dans les entreprises ou dans les administrations, il existe une injonction à innover. Les gens n’ont pas le choix : les entreprises sont en concurrence, et au sein des organisations, les éventuels réfractaires au changement seraient menacés de remplacement. Certains innovent donc la baïonnette dans le dos. L’homme a par contre une grande capacité à imiter. La plupart du temps, on ne fait donc « qu’innover comme les autres », ce qui est moins dangereux si on échoue.

L’innovation promet un bonheur à venir, pour les générations futures. Il y a un aspect presque religieux là-dedans. Est-ce que cela peut se retourner contre les sciences ? 


Il y a en effet une vraie religion de l’innovation, avec ses grand-messes (comme le Consumer Electronic Show de Las Vegas), ses lieux de pèlerinage (la Silicon Valley), des prêtres ou des gourous, un caractère quasi sacré – contester la course en avant technologique, c’est être hérétique ! Mais il est intéressant de noter que ce culte de l’innovation se cantonne au domaine technologique et concerne rarement le social ou le politique ; c’est d’ailleurs ce que recommandait sagement Francis Bacon, l’auteur de La Nouvelle Atlantide. Je ne pense pas que les prophéties non réalisées (immortalité, intelligence artificielle forte, bases lunaires ou conquêtes galactiques…) se retourneront contre la science. La plupart des promesses sont régulièrement répétées depuis le XVIIIe ou le XIXe siècle. Aujourd’hui, on voit le retour des voitures volantes, qui étaient déjà promises dans les années 1950. Chaque génération a le même enthousiasme et égrène le même lot de promesses. Les générations précédentes pourraient peut-être dénoncer cela mais on l’oublie vite.

Les low-tech, c’est aussi valable pour la recherche ? 


Le mouvement (ou la démarche) des low tech, ce n’est pas nier tout progrès technologique, mais le mettre au service d’un progrès humain véritable et faire preuve « de techno-discernement ». Malheureusement dans le domaine technologique, il est toujours difficile de séparer les « bons » usages des « mauvais ». Et la recherche a pris de mauvais plis. Je pense à la dérive sur les critères de sélection, la course à la publication, les mécanismes de financement. Toute découverte doit être maintenant accrochée à des cas d’usages bankableet finir dans une startup. Pour moi, les solutions doivent être sociotechniques et pas uniquement techniques.
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Actualité

Et Un, Et Deux Et Trois Rapports

TMN se penche sur les propositions des groupes de travail réunis pour préparer la loi de programmation de la recherche (LPPR). Les rapports ont été dévoilés lundi 23 septembre en grande pompe à l’Institut de physique du globe en présence du premier ministre Edouard Philippe, qui a déclaré vouloir redonner « du temps des moyens et de la visibilité à la recherche ». Dans un effort de transparence bienvenu, les trois rapports ont été mis en ligne, contrairement à ce qui se chuchotait. Il va sans dire qu’il ne s’agit que de recommandations. La profession propose, le gouvernement dispose.


Chapitre 1 : Le financement de la recherche

Le constat est connu et partagé par les auteurs du premier rapport : la recherche a besoin d’argent, pour recoller à la concurrence internationale et arriver à hauteur de 1% du PIB en termes d’investissement. Voici les propositions les plus saillantes:
Souriez, vous êtes évalués. C’était attendu (voir article « Des ballons-sondes dans l’ESR »), le rapport insiste sur l’évaluation. Il faudrait donc réformer le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), et renforcer ses moyens. Ensuite, avoir « recours à une cotation des unités (…) pourrait faciliter la prise en compte des évaluations » mais les pincettes sont de rigueur : ces cotations ne doivent pas remplacer « les conclusions finales » et ne doivent être vues que comme un « outil d’aide à la décision ».
L’ANR, un ami qui vous veut du bien. Le rôle de l’Agence nationale de la recherche (ANR), déjà important, serait étendu. Cette proposition est assortie d’autres, comme celle de porter le financement moyen à 500 k€  au lieu de 352 k€ actuellement. Le taux de réussite aux appels à projets devrait être boosté pour atteindre 25% minimum (40% maximum). Il faudrait allonger leur durée à quatre ans au moins ou privilégier les contrôles a posteriori, etc.  Si vous vouliez sortir du “tout appel à projet”, la LPPR n’en prend pas le chemin.
La tactique du matelas bruxellois. Investir 80 à 200 millions d’euros pour en récupérer 240 par an auprès de l’Union européenne, c’est la stratégie proposée par les auteurs, qui constate le retard de la France. Il faudra pour cela des primes ou des accélérations de carrières pour ceux qui s’engageraient dans des projets européens ou abonder aux financements bruxellois quand ils tombent.
Un point sur l’immobilier. Sans qu’elle fasse l’objet d’une recommandation ad hoc (et donc certainement classée sans suite dans la LPPR), la question des locaux est abordée. Avec 50% du parc immobilier en classe D et inférieures, le besoin d’investissement s’élève lui seul à 7 milliards d’euros, selon les auteurs. Mais que fait la copro ?Les auteurs estiment au total que leurs demandes représentent entre 2 et 3,6 milliards d’euros. Mais certaines mesures non chiffrées ont pourtant leur importance, comme « favoriser l’implication des chercheurs comme experts en appui aux politiques publiques » ou « la médiation scientifique ». Se paiera-t-on de mots dans la LPPR sur ces sujets ?
Chapitre 2 : Attractivité des emplois

Pas non plus de surprises dans les constats du document : les salaires sont faibles, plus faibles qu’ailleurs en Europe ou même que dans le reste de la fonction publique française. Le recours à des contrats précaires est trop répandu et les conditions à l’emploi « défavorables dans le contexte international ». Que faire ?
Des primes, rien que des primes. Grâce à 2,41 milliards d’euros par an, le groupe de travail veut jouer la carte des primes et indemnités. Il souhaite que soit (ré)envisagée (la proposition n’est pas nouvelle) la fusion entre les statuts de chercheur et d’enseignant-chercheur. Les auteurs proposent également de rétablir l’évaluation périodique des enseignants-chercheurs tous les 4 ans et prendre en compte dans ces évaluations les activités autres que la recherche.
Le CDD de chantier en chantier. Un budget de 100 millions d’euros par an est demandé pour développer les emplois contractuels. Malgré la simplification souhaitée, les rapporteurs préconisent la cohabitation de trois types de contrats en créant un « contrat à durée indéterminée de mission scientifique », qui prendrait fin en même temps que les projets de recherche (6 ans maximum), une idée qui fait son chemin depuis un certain temps (voir « Un CDD de chantier dans la recherche ? »). Citons aussi le développement de chaires d’excellence junior de type « tenure-track » (150 chaires par an).
Des doctorats sur mesure. Enfin, le groupe de travail souhaite adapter la durée du doctorat aux différents domaines de recherche alors qu’il est actuellement fixé à 3 ans pour tous. Une augmentation des bourses de 30% pour arriver à 1,5 fois le SMIC est préconisée.
Chapitre 3 : Recherche partenariale et innovation

Ce document ne comporte pas ou peu de propositions chiffrées mais une liste de préconisations pour pallier les lacunes françaises et instaurer une culture de l’innovation. Les auteurs veulent notamment créer 500 start-ups deep tech par an dans cinq ans, doubler le nombre de chaires industrielles à l’ANR ou celui des Labcom public-privé. Enfin les jeunes chercheurs font l’objet d’une attention toute particulière des auteurs du rapport :
Innovez, je le veux. Il s’agit de doubler le nombre de thèse Cifre mais aussi de rendre « obligatoire la participation de tous les doctorants à des formations abordant les spécificités de la recherche privée », voire des stages ou des collaborations. 
Du côté des écoles doctorales. Le rapport préconise de les récompenser en fonction du taux d’insertion dans le secteur privé, avec au besoin une prime de 5000 euros par doctorant… mais aussi les astreindre à des études sur l’insertion professionnelle de leurs doctorants, dont les résultats seraient publiés.
– Du neuf dans les jurys. « Former à l’innovation les jurys amenés à se prononcer sur les carrières des chercheurs » semble indispensable aux auteurs du rapport, ainsi que « nommer systématiquement des industriels et des chercheurs investis dans des activités de recherche partenariale et d’innovation dans les comités d’évaluation des chercheurs ». 
Des employés comme les autres. Voilà une proposition aurait eu sa place dans le chapitre 2 : « reconnaître spécifiquement le post-doctorat dans le droit du travail et le restreindre à un maximum de six ans ». Il faudrait également assortir ce statut « d’obligations de l’employeur en termes de formation ».

On terminera cette énumération incomplète par cette proposition un peu iconoclaste consistant à instaurer un « quota de 20 % de personnes formées par la recherche soit imposé pour le recrutement des futurs hauts fonctionnaires ». Chiche.
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Interview

Gilles Roussel : « Il faut investir massivement, ce n’est pas un marchandage »

Un milliard d’euros en plus par an pour la recherche, c’est la demande de la Conférence des présidents d’universités (entre autres) pour la prochaine loi de financement de la recherche (LPPR). Réalisable ? Gilles Roussel, président de la CPU, l’espère.

Parlons calendrier, la LPPR sera votée début 2020 pour une mise en application en 2021, n’est-ce pas trop tard  ?


On aurait aimé que ce soit plus tôt, effectivement. L’investissement dans la recherche publique fait partie des objectifs européens : il faut maintenant que les annonces qui ont été faites, les livres blancs qui ont été publiés et les propositions que nous faisons soient suivis d’effets. C’est probablement déjà trop tard dans certains domaines, comme les batteries où la compétition est forte alors que dans nos laboratoires des chercheurs étaient capables de mener ces travaux. Et des manques que nous ne voyons pas aujourd’hui apparaîtront dans le futur.

On ne peut pas dire qu’Edouard Philippe ait fait de grandes promesses en janvier dernier… Etes-vous optimiste ?


La recherche, c’est le temps long. Il faut investir massivement, ce n’est pas un marchandage avec le gouvernement : il faut un milliard d’euros par an, pas moins. Cette loi est essentielle car la dernière loi de programmation de la recherche a près d’une quinzaine d’années. Le Premier ministre l’a mise à l’agenda politique, j’espère qu’il a mesuré l’attente de la communauté scientifique. Il n’y a aucun corporatisme dans nos propositions, il s’agit d’un investissement nécessaire pour le pays.

Vous privilégiez des revalorisations salariales plutôt que l’augmentation du nombre de postes. Est-ce pour favoriser la qualité plutôt que la quantité ?

C’est avant tout un choix d’attractivité pour ces métiers, la situation des chercheurs en début de carrière est dramatique. Par ailleurs, nous sommes attachés au statut de fonctionnaire, il n’y a pas de volonté de notre part de moduler les salaires ou de ne plus maintenir de statut national. Je vous rappelle que nous pouvons déjà avoir recours à des contractuels. Pour autant, nous réclamons un peu plus de souplesse pour, au final, une meilleure maîtrise des ressources humaines. Il nous faut passer d’une gestion des statuts à une gestion des individus.

Comment enrayer l’augmentation du délai entre la fin de la thèse et le premier poste stable ?


Cette évolution est mondiale : je ne sais pas si cette situation est positive mais c’est un fait. La recherche a toujours été mondialisée, les recrutements aussi et la France n’est pas coupée du monde. L’augmentation de la précarité avant d’arriver à un poste stable est regrettable, même si ce temps permet à certains de se libérer de l’influence de leur directeur de thèse, de s’ouvrir à l’international et de trouver de nouveaux horizons.