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Interview

Félix Tréguer : « Le cadre juridique français ne protège pas les chercheurs »

­Photo de Félix Tréguer­
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­­­­Travailler sur des sujets sensibles n’est pas sans conséquences pour la communauté, s’inquiète ce chercheur très au fait. 

Si vous avez raté le début  Chercheur en sciences sociales et membre de La Quadrature du Net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, Félix Tréguer s’intéresse à la surveillance numérique des chercheurs. C’est l’objet d’un chapitre de l’ouvrage L’enquête en danger tout juste paru ; nous y reviendrons dans un prochain numéro. Ici, nous l’abordons sous l’angle de la surveillance d’État.­­­

­Avez-vous en tête des cas concrets de chercheurs surveillés par l’État ?

Les cas documentés sont très rares, étant généralement couverts par le secret d’État. Le plus emblématique est celui de Thierry Dominici au début des années 2000. Lors de son doctorat, il enquêtait sur les milieux nationalistes corses et fit l’objet d’une surveillance par la section antiterroriste de la police judiciaire, avant d’être perquisitionné à son domicile avec une saisie de l’ensemble de ses notes, carnets et matériaux informatiques sur lesquels il avait consigné ses enquêtes de terrain. Il a dû changer de sujet pour finir sa thèse [ne pouvant récupérer ses notes, NDLR] et a été intimidé par ses enquêtés qui voyaient d’un mauvais œil le fait qu’il ait été perquisitionné.

De quelle protection bénéficient les chercheurs ?

Le cadre juridique français ne les protège pas. Au moment de la loi renseignement de 2015, le Conseil constitutionnel avait été saisi et il lui avait été demandé de reconnaître aux chercheurs le statut de profession protégée comme les journalistes, avocats, magistrats, etc [qui leur permet notamment de conserver le secret de leurs sources, NDLR]. Mais le Conseil s’y est opposé, estimant que le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs n’impliquait pas qu’ils bénéficient d’une protection juridique particulière [point 36 de la jurisprudence, NDLR]. Pourtant, un certain nombre de chercheuses et chercheurs qui enquêtent sur des terrains sensibles constituent des cibles pour les services de renseignements et peuvent donc tomber sous le coup de leur surveillance.

Quelles sont les conséquences ?

La surveillance des chercheurs risque tout d’abord de briser la relation de confiance avec les enquêtés. Le sociologue Marwan Mohammed en témoignait, il a dû renoncer à ses recherches sur la radicalisation par crainte d’attirer l’attention des autorités. Lors d’un colloque en 2018, un certain nombre de doctorants rapportaient des cas sur des terrains étrangers, notamment au Moyen-Orient, où ils avaient été aux prises avec les forces de sécurité locales mais également suspectés par les services de renseignement à leur retour en France, ce qui les avaient beaucoup déstabilisés. Les conséquences peuvent donc aussi bien être psychologiques que professionnelles, voire matérielles pour ceux qui n’ont pas de poste permanent, a fortiori en l’absence de toute solidarité de la part du milieu académique.­
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Actualité

Frédérique Bordignon : « Survendre est dangereux »

Avec deux collègues informaticienne et sociologue des sciences, cette linguiste a passé au crible les abstracts des preprints liés au Covid.

Les chercheurs ont-ils changé leurs habitudes d’écriture avec la Covid ?

C’est exactement la question que nous nous sommes posée, mes deux co-autrices et moi : la crise de la Covid et la déferlante de preprints qui l’accompagnait avaient-elles un impact sur la façon de rédiger ? La réponse est oui : les chercheurs ont utilisé un lexique plus optimiste dans les abstracts des preprints sur la Covid partagés au tout début de la crise, comparé à un corpus témoin avant Covid.

Comment quantifier ces changements ?

Nous avons cherché différents types de marqueurs dans les abstracts [presque 24 000 preprints au total, NDLR] et comparé leur évolution par rapport à avant la crise. D’une part les mots positifs comme “robust”, “impressive”, “effective”, “significant” ou encore “novel” – le plus fréquent de tous – étaient encore plus employés dans les preprints sur la Covid. D’autre part, les mots négatifs, déjà peu présents dans la littérature scientifique, l’étaient encore moins. Enfin, nous avons remarqué la présence accrue de mots montrant l’incertitude comme “may”, “would”, “suggest”. En résumé, notre corpus regorge de it could be effective” (« ça pourrait être efficace »).

Surpromotion et incertitude en même temps, cela peut sembler contradictoire, non ?

Les chercheurs ont certainement eu recours à l’exagération pour accrocher le lecteur et se démarquer dans le très large lot de preprints. Mais ils ont aussi très vite compris que dans ce moment particulier, ils allaient toucher une audience particulière. Tout le monde peut lire les preprints au-delà de la communauté scientifique, comme les politiques ou les journalistes. D’où cette invitation à la prudence vis-à-vis des tout premiers résultats partagés, surtout que le résumé est souvent la seule partie que les gens lisent.

Cette tendance à la surpromotion existait-elle avant la Covid ?

Oui et elle avait déjà été repérée dans les abstracts, les introductions ou même dans le corps principal des articles. L’exagération des résultats – “hyping science” en anglais – est particulièrement visible dans les abstracts car il s’agit d’un genre promotionnel en général gratuit : une accroche pour que le lecteur lise la suite. 

Y a-t-il des conséquences néfastes ?

Oui, on peut parler de méconduite scientifique lorsque les résultats scientifiques sont exagérés, mais aussi lorsque la présentation des résultats est infidèle à la réalité – notamment en laissant de côté ce qui n’a pas marché. La survente est dangereuse et il faut éviter de partir dans l’exagération car si les chercheurs savent déjouer les pièges, un lecteur moins averti peut être biaisé et de faux espoirs être communiqués dans la presse. Pour lutter contre cette mauvaise pratique, les éditeurs scientifiques ont réagi en publiant des guidelines ou en interdisant même l’usage de certains mots

Avez-vous donc fait attention lorsque vous avez écrit votre abstract ? 

Oui, nous avons fait attention ! On se surveille mais on se surprend également : ne serions-nous pas un peu trop positives ici ? Et il n’y a pas que dans les publications que cela nous arrive, les promesses sont très présente dans les réponses aux appels à projets, à coup de “promising” et “unique”. Mais sommes-nous capables de les tenir ?
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Python pour les SHS

Python fait dans le social

Pourquoi et comment utiliser le langage Python en sciences humaines et sociales ? Le sociologue Émilien Schultz (qu’on avait d’ailleurs interviewé au sujet des postdocs) vous l’explique dans ce tutoriel organisé par Mate-SHS avec des exemples concrets tirés de ses recherches. Petit spoiler : c’est évidemment pour le traitement de données mais aussi pour la collecte de données numériques.

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Rédigez synchro avec l’outil Chrono

Clavarder pour la bonne cause 

Afin de bien gérer son temps en rédaction (pourquoi ne pas relire notre numéro sur le sujet ?) ou même durant un travail bibliographique, l’association Thèsez-vous a développé l’outil Chrono. Pas juste une fenêtre de plus dans votre navigateur, celle-ci vous propose de définir un objectif pour chaque session suivant la méthode Pomodoro. De plus, la carte interactive vous montre que vous n’êtes pas seul·e et le clavardage permet de partager vos réussites ou frustrations. Vu que l’association est québécoise, vous trouverez certainement des personnes pour vous motiver toute la nuit !

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Interview

Rida Laraki : « La Primaire populaire montre la robustesse du jugement majoritaire »

Ce chercheur au CNRS a participé au développement du jugement majoritaire, le mode de scrutin utilisé par la Primaire populaire.

Si vous avez raté le début. La Primaire populaire a rendu son verdict dimanche dernier : une victoire de Christiane Taubira avec la mention majoritaire « bien ». Derrière cette primaire très politique se cache le jugement majoritaire, un mode de scrutin inventé en 2007 par deux mathématiciens, Rida Laraki et Michel Balinski, décédé en 2019. Si vous souhaitez vous plonger dans les détails, voici son dernier « petit article d’explication ».

Pourquoi avoir développé un nouveau mode de scrutin ?

Pour des raisons scientifiques : tout le monde s’accorde à dire que le scrutin majoritaire est mauvais. Trouver par quoi le remplacer est une question ouverte depuis 250 ans. Des méthodes de classement avait d’ailleurs été développées par Condorcet et Borda avant la Révolution française mais le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow a mis en évidence le paradoxe suivant : le résultat de l’élection change si l’on retire un candidat. Un exemple parmi d’autres : Jean-Luc Mélenchon aurait pu être présent au second tour sans la candidature de Benoît Hamon en 2017. Aujourd’hui, on tente de limiter le nombre de candidats en se basant sur des sondages ou des primaires… ce qui focalise les débats au détriment des programmes.

Le jugement majoritaire devrait-il être utilisé pour l’élection présidentielle, selon vous ?

Le jugement majoritaire donne plus de libertés aux citoyens. Tous les candidats sont évalués par les électeurs dans un langage commun de mentions – allant de « excellent » à « à rejeter ». Ainsi, il permet d’aller voter et de s’exprimer, même si c’est pour attribuer « insuffisant » ou « à rejeter » aux candidats. Il résout ainsi le problème de l’abstention au second tour. En 2017, cinq millions d’électeurs ont préféré s’abstenir ou voter blanc au premier tour. L’objectif est aujourd’hui le suivant : si le prochain président élu est convaincu des bienfaits du jugement majoritaire, il pourra proposer un référendum à ce sujet pour que la question des modes de scrutins alternatives soit débattue démocratiquement et éventuellement adoptée dans la transparence.

Est-ce difficile de faire entendre sa voix en tant que chercheur ?

Face aux politiques, nous ne sommes pas à jeu égal. Je pense notamment à Jean-Luc Mélenchon ou François Hollande, qui vient de critiquer le jugement majoritaire. Le problème est que certains mélangent l’aspect politique de la Primaire populaire et la méthode de vote utilisée qui, elle, est issue d’une recherche scientifique du CNRS [et publiée en 2007 dans PNAS, NDLR]. 

D’ailleurs, quel regard portez-vous sur la Primaire Populaire et son résultat ?

Le jugement majoritaire a bien fonctionné et le classement était très net, c’est ce qui compte avant tout pour moi car c’était la « pire élection possible au sens où certains candidats ne voulaient pas l’être et qu’il n’y a pas eu de débat… La Primaire populaire montre la robustesse du jugement majoritaire, je salue les organisateurs pour leur audace.

Les politiques sont-ils durs à convaincre ?

Le jugement majoritaire a failli être utilisé pour la primaire des Républicains. Chloé Ridel et l’association Mieux voter [dont le but est de promouvoir le jugement majoritaire, NDLR] avons discuté avec eux durant des mois mais certains candidats ont probablement eu peur. Difficile de changer les habitudes des hommes politiques, chacun croit que l’autre a un intérêt personnel à proposer une nouveauté, qu’il y a un calcul politique derrière. J’espère qu’à leur prochaine primaire ils n’hésiteront plus !

Pourquoi avoir créer l’association Mieux voter ? 

C’était une façon de sortir du labo. Chloé Ridel [haute fonctionnaire et directrice adjointe du Think Tank l’Institut Rousseau, NDLR] est venue me voir avec enthousiasme et m’a convaincu car elle trouvait la méthode intéressante. Depuis, plein de bénévoles nous ont rejoint et travaillent dur pour coder notre module de vote, écrire des tribunes, faire les vidéos et graphiques, répondre aux critiques sur les réseaux sociaux… Grâce à eux, le jugement majoritaire commence à être utilisé : à la mairie de Paris pour le budget participatif, au sein de La République en marche (LREM)… C’est une véritable force citoyenne. Peut-être que dans dix ou quinze ans — qui sait ! — la méthode sera utilisée dans plusieurs élections politiques !
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Actualité

Un doctorat qualité filtre

Un arrêté en cours d’élaboration propose de nouvelles dispositions sensées améliorer la qualité des thèses. 

Si vous avez raté le début.  Le projet d’arrêté sur le doctorat – qui a fuité début janvier sur Academia – peut surprendre car rien dans la loi Recherche de 2020 ne l’annonçait. Mais les débats autour de la suppression de la qualification ont entaché la réputation des docteurs : pourquoi, dans certaines disciplines comme le droit, les deux tiers des candidats à la qualification sont écartés ? Leur thèse est-elle mauvaise ? « En réalité, je pense qu’il faut qu’on reprenne tout depuis le début. Les thèses doivent justifier d’un vrai travail de recherche », nous affirmait Frédérique Vidal il y a tout juste deux ans.

Le bon grain. L’objectif de cette réforme est claire : faire du doctorat « un diplôme sans faille », selon une source ministérielle. En d’autres termes, il s’agirait de mettre fin aux thèses de complaisance et d’évincer les doctorants n’ayant pas le niveau – une notion encore à définir –, même s’il est dur de jauger l’importance réelle du phénomène.

Evalué·e·s. Cela passerait donc par plus d’évaluation des doctorants, via deux mesures, déjà discutées lors de la journée du doctorat en octobre dernier – nous vous en parlions – et aujourd’hui proposées dans ce brouillon d’arrêté : 
un go/no go dès la fin de la 1ère année.  Le comité de suivi de thèse devra se réunir et donner son avis pour l’inscription en 2e année de doctorat (c’est le cas aujourd’hui uniquement pour la 3e année) ; 
une pré-soutenance à huis-clos.  Une commission, à la composition encore floue, examinera le candidat quelques mois avant la vraie soutenance afin de donner un avis pour l’autorisation de soutenance, qui serait toujours délivrée par le directeur de l’établissement.

Évaluation. D’après l’enquête (cf. notre numéro) du Réseau national des collèges doctoraux (RNCD), les doctorants semblent plutôt satisfaits de leurs comités de suivi. La satisfaction est d’ailleurs plus grande pour la moitié d’entre eux qui ont eu un droit de regard sur sa composition. La présidente du RNCD Sylvie Pommier est donc confiante :« La réforme de l’arrêté de 2016 devrait permettre de faire évoluer les comités de suivi dans les directions privilégiées par les doctorants. »

Plus d’écoute. La Confédération des jeunes chercheurs (CJC) est, elle, moins enthousiaste : ses représentantes Julie Crabot et Pauline Bennet pensent au contraire que « renforcer le rôle de sanction du comité de suivi ne permettrait plus au doctorant de s’exprimer dans un cadre bienveillant, ce qui serait particulièrement dommageable ».

Même enseigne. Au sujet de la pré-soutenance, inspirée de modèles étrangers où les thèses sont plus longues, la CJC s’inquiète de la difficulté à tenir les délais en trois ans. De plus, va-t-elle être instaurée de manière systématique malgré la lourdeur qu’elle risque d’entraîner ? Très certainement car le soupçon de “mauvaises thèses” continuera de planer si elle est utilisée uniquement dans certains cas.

Arrangement. Enfin, cette pré-soutenance ne serait-elle pas redondante avec le travail des rapporteurs ? « Organiser en préalable à la soutenance un débat approfondi autour du manuscrit de la thèse, avec au minimum les rapporteurs, pourrait apporter un plus sans trop alourdir le dispositif », suggère le RNCD.  

Notre analyse  Ces deux dispositions encore hypothétiques vont forcément alourdir la machine. Régleront-elles le problème des thèses de complaisance ? Peu probable, si c’est toujours le directeur de thèse qui propose les membres des comités et commissions. En cas de conflit, ces mesures affaibliraient encore plus le doctorant face au directeur de thèse. Elles peuvent toutefois être utiles en aidant le directeur de thèse à “faire passer le message” à un doctorant qui n’aurait pas le niveau.
Calendrier pas trop serré

Des concertations sont en cours sur des points techniques. Alors que le RNCD a déjà échangé avec le ministère, l’Andès – qui s’est exprimée – et la CJC seront bientôt reçues. L’ANRT est également de la partie. Suivra ensuite un dialogue avec les syndicats courant mars, selon le ministère. L’objectif est d’avoir une circulaire en juin pour que tout soit opérationnel en septembre.
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Actualité

Adèle Combes : « La recherche, c’est avant tout des êtres humains »

Harcèlement, appropriation de résultats, discrimination… des situations que dénonce Adèle Combes à travers une enquête et des témoignages.

Si vous avez raté le début. Docteure en neurosciences et travaillant aujourd’hui dans le privé, Adèle Combes reste profondément marquée par la souffrance de jeunes chercheurs qu’elle a directement observée. Travail de plusieurs années, alternant témoignage et résultats chiffrés, son livre Comment l’université broie les jeunes chercheurs arrive en pleine vague #MeTooESR : selon l’enquête, 17% des répondants se sont vus imposer des gestes à caractère sexuel ou sexiste.

Votre livre est un cri d’alerte. A qui est-il destiné ?

À beaucoup de personnes, du doctorant au politique. Mais tout d’abord à ceux qui ont souffert et n’ont pas obtenu reconnaissance de leur préjudice. J’ai l’espoir qu’en parler publiquement les aidera à guérir et à aller de l’avant. Je le destine également aux personnes en doctorat confrontés à des abus pour leur montrer qu’elles ne sont pas seules. Le livre s’adresse enfin aux étudiants en master qui s’apprêtent à faire une thèse avec le message suivant : ne fuyez pas le monde de la recherche. La thèse peut être une expérience magnifique mais il faut avoir conscience de certaines choses : un répondant sur cinq à mon enquête a vécu du harcèlement moral, par exemple. En mettant des mots, en montrant comment une relation professionnelle peut dégénérer, j’espère les aider à identifier des situations anormales qu’ils n’ont pas à accepter.

Quel message souhaitez-vous faire passer aux chercheurs permanents ?

À travers mon livre, je m’adresse aussi aux nombreux titulaires bienveillants qui peuvent être témoins d’abus mais n’osent pas forcément agir : ce n’est pas toujours facile de s’opposer à un collègue. On a besoin d’eux dans ce mouvement : on ne peut plus se permettre un soutien confidentiel, je leur demande de prendre partie sans ambiguïtés. Mon livre s’adresse également aux décisionnaires pour leur montrer que la recherche, ce n’est pas que des chiffres, ce n’est pas que des brevets et le classement de Shanghai. La recherche, c’est avant tout des personnes qui doivent être respectées et travailler dans de bonnes conditions, aussi bien humaines comme financières. Enfin, j’ai l’espoir que certaines personnes qui ont pu contribuer à ce système toxique se remettent en question. Des lecteurs commencent d’ailleurs à envoyer mon livre à leur ancien directeur ou leur ancienne directrice dans l’espoir d’une prise de conscience.

Quelles sont les causes des problèmes que vous abordez ?

C’est une question délicate. Il y en a plusieurs : par exemple, la course à l’excellence et pour les financements est une source de stress, qui crée de la compétition négative et peut impacter les relations humaines. Il serait très intéressant de l’étudier en profondeur. En revanche, ça n’excuse en rien le harcèlement ou les discriminations. Un grand nombre de chercheurs sous pression ne deviennent pas pour autant des harceleurs. Si l’on prenait plus soin des  jeunes chercheurs et titulaires, si l’on finançait mieux la recherche, si l’on sensibilisait activement aux violences sexuelles et sexistes mais aussi aux violences psychologiques, si le droit du travail était réellement appliqué dans toutes les équipes, si l’on déconstruisait le mythe qui veut qu’on doive souffrir pour faire une bonne thèse, beaucoup de situations seraient désamorcées. Et la recherche en bénéficierait.

Vous proposez aussi des solutions concrètes, notamment au sujet du comité de thèse.

Ces solutions se sont construites au fil de mes lectures, de mon expérience et au contact des témoins de ce livre. Au sujet du comité de suivi de thèse, beaucoup de doctorants en conflit avec leur direction s’autocensurent de peur que leur situation n’empire. Comment savoir si l’on peut faire confiance à des personnes choisies par son propre directeur de thèse ? Je préconise de séparer le suivi scientifique et d’effectuer un suivi des relations humaines et du bien-être psychologique par une personne indépendante, formée à ça [ce n’est pas du tout ce que prévoit le projet d’arrêté, nous y reviendrons, NDLR]. Même en dehors de toute situation conflictuelle et de toute précarité financière, la nature exigeante et parfois solitaire du doctorat peut entraîner du stress et du découragement. On doit pouvoir parler sans craintes, ni pour sa carrière ni pour l’image que l’on renvoie à ses pairs.
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Interview

Denise Pumain : « Il faut éviter de réinventer la roue »

Géographe, Denise Pumain a été une des premières à développer des modèles dynamiques et complexes dans sa discipline.

Pourquoi avoir introduit de nouvelles méthodes de traitement des données en géographie ?

Ma motivation était avant tout de répondre à des questions de géographe : trouver les raisons de la croissance des villes – pouvait-on l’expliquer surtout par des conditions locales ou surtout par des processus généraux ? J’ai commencé très tôt à travailler avec des données chiffrées sur les migrations de personnes dans toute la France, à la fois entre les villes et entre villes et campagnes. Avec une collègue, nous avons passé trois mois à recopier des chiffres dans de grands registres à l’INSEE en 1968. A l’époque il était assez difficile de trouver des moyens efficaces pour traiter les données. Comment comparer les profils de migration par âge, par catégorie socio-professionnelle ou par origine des migrants de plusieurs villes ? C’était très frustrant, d’autant qu’en géographie, on veut souvent considérer plusieurs variables à la fois. Je suis partie au Canada, j’ai appris le Fortran, je me suis formée en statistique afin de pouvoir extraire plus d’information à partir des données.

C’est ainsi que les propriétés typiques des systèmes complexes ont émergé en géographie ?

Je me suis aperçue que l’évolution des villes avait des points communs avec celle d’autres systèmes complexes dans la nature : les inégalités de taille peuvent être décrites par une distribution de Pareto, ressemblant à celle de la dimensions des étoiles. Mais l’interprétation de cette régularité est spécifique aux systèmes de villes : c’est à cause de leurs échanges qui les rendent très interdépendantes qu’elles gardent longtemps à peu près le même rang, même si elles évoluent toutes en taille et transforment considérablement leurs populations et leurs activités. Nous avons pu ainsi donner une réponse à la persistance des hiérarchies urbaines et à la résilience des villes !

Comment développer une vraie interdisciplinarité ?

Il faut d’abord construire un langage commun entre les disciplines. Nous sommes fiers d’avoir publié sur le premier modèle multi-agent de géographie en 1996 mais il restait bien des incertitudes. Les informaticiens ne savaient pas exactement traduire en code nos hypothèses et, à l’inverse, nous n’avions pas une compréhension totale du modèle informatique. Un immense bond en avant a été fait à partir de 2010 lorsque nous avons reçu un financement pour recruter des ingénieurs informaticiens au sein de l’équipe. Nous avons pu inclure des outils de visualisation, obtenir des résultats pertinents, reproduire des simulations avec du calcul intensif, ce qui permet de valider la construction du modèle. C’est un gros investissement qui demande de l’exigence à la fois en sciences humaines et en informatique mais qui rapporte beaucoup.

Cette problématique de traitement des données en SHS résonne toujours aujourd’hui…

Oui, à l’époque, on en avait très peu et il fallait beaucoup d’énergie pour les trouver et les traiter. Aujourd’hui, on croule sous une avalanche de données, il est donc nécessaire d’avoir des méthodes efficaces pour les manipuler. Mais il faut également éviter le gaspillage d’information qu’on observe lorsque le traitement informatique est fait sans tenir compte de l’avancement des connaissances dans le domaine. Par exemple, certains plaquent leur savoir faire mathématique sur des problèmes de SHS. Cela nous fait rire lorsque des physiciens réinventent la roue et retrouvent des résultats bien connus des géographes – comme le fait que l’intensité des interactions sociales décroit avec la distance, même quand elle est mesurée avec un GPS ! Souvent, les études réalisées à partir des données des réseaux sociaux ou de celles glanées sur Internet n’apportent pas assez de connaissances nouvelles en géographie si l’on n’a pas pris assez de soin pour assurer la qualité et la pertinence des données.