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Interview

Pierre Mutzenhardt : ­­­­­« Pas la meilleure réponse mais une réponse »­­­­­

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­­Le président de l’université de Lorraine, Pierre Mutzenhardt, explique à TMN le recours aux CPJ dans son établissement.

Vous avez obtenu sept chaires au sein de l’université de Lorraine, pourquoi les avoir demandé ?

Nous y avons vu un intérêt pour des profils atypiques qui ne dépendent pas de manière évidente d’une discipline particulière. Un exemple : la chaire en ludologie que nous avons demandée, à l’interface entre les sciences du numérique, les sciences humaines et l’infocom est plus difficile à imaginer dans le cadre strict des sections du Conseil national des universités. Les Chaires peuvent être dans ce cas un bon outil. En Allemagne, il existe par exemple des professeurs de machines outil qui ne répondent à aucune classification. Nous avons d’ailleurs été agréablement surpris d’en obtenir sept auprès du ministère [voici la liste complète établie à fin 2021, NDLR] : peut-être les demandes des autres établissements étaient-elles moins étayées que les nôtres. Nous sommes maintenant en train de recueillir les candidatures.

Est-ce vraiment la meilleure réponse au manque d’attractivité de la France ? 

Certainement pas mais c’est une réponse. Le budget fourni par l’État pour les salaires — environ 55 000 euros par an — est élevé mais pas exceptionnel : certains Idex [lisez la thèse d’Audrey Harroche sur le sujet, NDLR] ont mis la barre plus haut encore. Les CPJ sont donc certes attractives mais pourraient l’être encore plus. Les personnes recrutées sont assurées de devenir prof sauf si ils ou elles ne “font pas le job”, ce qui restera exceptionnel.

Les débats ont été tendus avant leur mise en place, qu’en est-il aujourd’hui ?

Il y a eu des oppositions au sein de nos instances mais elles sont restées minoritaires : c’est le jeu démocratique. Certains étaient contre par principe, d’autres s’interrogeaient. Nous nous sommes posés la question d’avoir recours à cette nouvelle voie d’accès, alors nous l’avons soumise à nos dix pôles scientifiques pour recueillir leur opinion. Cela n’aurait de toutes façons aucun sens d’attirer des profils qui seraient mal accueillis dans les laboratoires. Pour 2022, nous avons fait remonter une dizaine de demandes votées par nos conseils, dont un tiers que nous jugeons prioritaires. L’idée n’est pas d’utiliser ces CPJ pour diminuer le nombre de professeurs recrutés par voie classique au concours.

Les CPJ sont-elles un passe-droit ?

Cet argument ne tient pas longtemps : l’agrégation permet de passer très vite professeur. D’autres profils ayant obtenu des ERC ou des contrats Jeunes chercheurs de l’ANR — certes en poste — voient aussi leur carrière accélérée. Mettre en place une voie alternative n’est pas plus critiquable que l’agrégation, le 46.3 [ou voie longue, voir p.12, NDLR], le repyramidage… l’important est qu’à la fin les professeurs qui en sont issus soient engagés en recherche, en formation et en capacité de mener des projets et des équipes. Toucher au statut de fonctionnaire, personne ne le souhaite.­
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Actualité

Contestées envers et contre tout

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­La mise en place progressive des Chaires de professeur junior (CPJ) n’a pas éteint les critiques. 

Si vous avez raté le début.  Une nouvelle voie d’accès directe en trois à six ans à des postes de professeurs ou de directeur de recherche avec 200 000 euros de financement, un salaire confortable équivalent à dix ans d’expérience, une décharge d’enseignement (pour les universitaires, s’entend). Où est le hic ? Cette disposition de la loi Recherche a en effet concentré toutes les critiques depuis sa première évocation et son vote définitif, fin 2020, malgré l’application de quotas — pas plus de 15% des recrutements de profs, 20% des directeurs de recherche. En cause : le contournement des instances d’évaluation par les pairs ou par les concours.

Brouillard. Avec 92 chaires accordées fin 2021 aux établissements qui le souhaitaient, les Chaires de professeur junior ont connu un début timide, peut-être dû aux nombreux flous réglementaires entourant encore leur mise en place. Flous persistant d’ailleurs sur de nombreux points malgré l’insistance du ministère à promouvoir cette mesure emblématique de la loi Recherche.

Discrétionnaire. Comment les chercheurs embauchés disposeront des 200 000 euros de budget alloués par chaire ? Quels critères les mèneront à une titularisation présentée comme quasiment automatique (voir notre interview plus bas) ? Mystère aujourd’hui au moment où les petites annonces fleurissent sur les sites des universités et organismes : 92 au total pour la vague 2021, pour des profils très particuliers.

Capitaines ad hoc. C’était un des objectifs affichés de la mesure : attirer des profils “atypiques”, quitte à tricoter des fiches de poste sur mesure, très majoritairement en sciences dures. Comme le remarque Christophe Bonnet (Sgen-CFDT) :« Nous saurons dans quelques mois quels profils ont été recrutés. Pour certaines Chaires, ce ne sont même plus des postes à moustaches mais des portraits robots ! » 

Deuxièmes du nom. Le temps s’accélère puisqu’une circulaire du 05 janvier a initié une deuxième campagne auprès des établissements, campagne dont les résultats devraient être connus à l’heure où vous lisez ces lignes. Le ministère affiche toujours sa volonté d’en créer 300 en 2022, 300 personnes par an qui représenteront près de 2 000 recrutés dans six ans. Pour Philippe Aubry (Snesup) :« La question est aujourd’hui : que se passera-t-il financièrement au bout de la période de trois à six ans au moment de la titularisation ? C’est à ce moment que tout se jouera. »

Itinéraire bis. Si les “fast track” pour accéder au professorat ne manquent pas, comment s’insèreront ces juniors dans les laboratoires qui les accueilleront ? L’inégalité de facto créée par leur statut (lire notre interview de Christine Musselin) et les avantages qui y sont liés (financement, décharge d’enseignement) seront-ils solubles dans la vie des labos ? 

Notre analyse.  Et le CNRS dans tout ça ? Si les universités ne réclamaient pas ces CPJ, l’organisme de recherche en a défendu mordicus le principe. Or aucune demande de CPJ n’a été faite par le CNRS en 2021 au contraire de ses camarades (Inserm, Inria…). Retournement de situation le 22 février : le CNRS va demander 25 postes de CPJ pour 2022.
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Interview

Félix Tréguer : « Le cadre juridique français ne protège pas les chercheurs »

­Photo de Félix Tréguer­
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­­­­Travailler sur des sujets sensibles n’est pas sans conséquences pour la communauté, s’inquiète ce chercheur très au fait. 

Si vous avez raté le début  Chercheur en sciences sociales et membre de La Quadrature du Net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, Félix Tréguer s’intéresse à la surveillance numérique des chercheurs. C’est l’objet d’un chapitre de l’ouvrage L’enquête en danger tout juste paru ; nous y reviendrons dans un prochain numéro. Ici, nous l’abordons sous l’angle de la surveillance d’État.­­­

­Avez-vous en tête des cas concrets de chercheurs surveillés par l’État ?

Les cas documentés sont très rares, étant généralement couverts par le secret d’État. Le plus emblématique est celui de Thierry Dominici au début des années 2000. Lors de son doctorat, il enquêtait sur les milieux nationalistes corses et fit l’objet d’une surveillance par la section antiterroriste de la police judiciaire, avant d’être perquisitionné à son domicile avec une saisie de l’ensemble de ses notes, carnets et matériaux informatiques sur lesquels il avait consigné ses enquêtes de terrain. Il a dû changer de sujet pour finir sa thèse [ne pouvant récupérer ses notes, NDLR] et a été intimidé par ses enquêtés qui voyaient d’un mauvais œil le fait qu’il ait été perquisitionné.

De quelle protection bénéficient les chercheurs ?

Le cadre juridique français ne les protège pas. Au moment de la loi renseignement de 2015, le Conseil constitutionnel avait été saisi et il lui avait été demandé de reconnaître aux chercheurs le statut de profession protégée comme les journalistes, avocats, magistrats, etc [qui leur permet notamment de conserver le secret de leurs sources, NDLR]. Mais le Conseil s’y est opposé, estimant que le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs n’impliquait pas qu’ils bénéficient d’une protection juridique particulière [point 36 de la jurisprudence, NDLR]. Pourtant, un certain nombre de chercheuses et chercheurs qui enquêtent sur des terrains sensibles constituent des cibles pour les services de renseignements et peuvent donc tomber sous le coup de leur surveillance.

Quelles sont les conséquences ?

La surveillance des chercheurs risque tout d’abord de briser la relation de confiance avec les enquêtés. Le sociologue Marwan Mohammed en témoignait, il a dû renoncer à ses recherches sur la radicalisation par crainte d’attirer l’attention des autorités. Lors d’un colloque en 2018, un certain nombre de doctorants rapportaient des cas sur des terrains étrangers, notamment au Moyen-Orient, où ils avaient été aux prises avec les forces de sécurité locales mais également suspectés par les services de renseignement à leur retour en France, ce qui les avaient beaucoup déstabilisés. Les conséquences peuvent donc aussi bien être psychologiques que professionnelles, voire matérielles pour ceux qui n’ont pas de poste permanent, a fortiori en l’absence de toute solidarité de la part du milieu académique.­
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Actualité

Frédérique Bordignon : « Survendre est dangereux »

Avec deux collègues informaticienne et sociologue des sciences, cette linguiste a passé au crible les abstracts des preprints liés au Covid.

Les chercheurs ont-ils changé leurs habitudes d’écriture avec la Covid ?

C’est exactement la question que nous nous sommes posée, mes deux co-autrices et moi : la crise de la Covid et la déferlante de preprints qui l’accompagnait avaient-elles un impact sur la façon de rédiger ? La réponse est oui : les chercheurs ont utilisé un lexique plus optimiste dans les abstracts des preprints sur la Covid partagés au tout début de la crise, comparé à un corpus témoin avant Covid.

Comment quantifier ces changements ?

Nous avons cherché différents types de marqueurs dans les abstracts [presque 24 000 preprints au total, NDLR] et comparé leur évolution par rapport à avant la crise. D’une part les mots positifs comme “robust”, “impressive”, “effective”, “significant” ou encore “novel” – le plus fréquent de tous – étaient encore plus employés dans les preprints sur la Covid. D’autre part, les mots négatifs, déjà peu présents dans la littérature scientifique, l’étaient encore moins. Enfin, nous avons remarqué la présence accrue de mots montrant l’incertitude comme “may”, “would”, “suggest”. En résumé, notre corpus regorge de it could be effective” (« ça pourrait être efficace »).

Surpromotion et incertitude en même temps, cela peut sembler contradictoire, non ?

Les chercheurs ont certainement eu recours à l’exagération pour accrocher le lecteur et se démarquer dans le très large lot de preprints. Mais ils ont aussi très vite compris que dans ce moment particulier, ils allaient toucher une audience particulière. Tout le monde peut lire les preprints au-delà de la communauté scientifique, comme les politiques ou les journalistes. D’où cette invitation à la prudence vis-à-vis des tout premiers résultats partagés, surtout que le résumé est souvent la seule partie que les gens lisent.

Cette tendance à la surpromotion existait-elle avant la Covid ?

Oui et elle avait déjà été repérée dans les abstracts, les introductions ou même dans le corps principal des articles. L’exagération des résultats – “hyping science” en anglais – est particulièrement visible dans les abstracts car il s’agit d’un genre promotionnel en général gratuit : une accroche pour que le lecteur lise la suite. 

Y a-t-il des conséquences néfastes ?

Oui, on peut parler de méconduite scientifique lorsque les résultats scientifiques sont exagérés, mais aussi lorsque la présentation des résultats est infidèle à la réalité – notamment en laissant de côté ce qui n’a pas marché. La survente est dangereuse et il faut éviter de partir dans l’exagération car si les chercheurs savent déjouer les pièges, un lecteur moins averti peut être biaisé et de faux espoirs être communiqués dans la presse. Pour lutter contre cette mauvaise pratique, les éditeurs scientifiques ont réagi en publiant des guidelines ou en interdisant même l’usage de certains mots

Avez-vous donc fait attention lorsque vous avez écrit votre abstract ? 

Oui, nous avons fait attention ! On se surveille mais on se surprend également : ne serions-nous pas un peu trop positives ici ? Et il n’y a pas que dans les publications que cela nous arrive, les promesses sont très présente dans les réponses aux appels à projets, à coup de “promising” et “unique”. Mais sommes-nous capables de les tenir ?
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Outils

Python pour les SHS

Python fait dans le social

Pourquoi et comment utiliser le langage Python en sciences humaines et sociales ? Le sociologue Émilien Schultz (qu’on avait d’ailleurs interviewé au sujet des postdocs) vous l’explique dans ce tutoriel organisé par Mate-SHS avec des exemples concrets tirés de ses recherches. Petit spoiler : c’est évidemment pour le traitement de données mais aussi pour la collecte de données numériques.

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Interview

Jérôme Aust : « Le pouvoir est actuellement plus divisé »

Sociologue, Jérôme Aust a analysé le changement de gouvernance de la recherche ces soixante dernières années.

Si vous avez raté le début. L’autonomie des chercheurs est-elle menacée par sa gouvernance, comme certains chercheurs le craignent ? Jérôme Aust a analysé dans cet article récemment paru le profil et les pouvoirs de celles et ceux (surtout ceux) qui gèrent la recherche. Hier des “patrons” aux pouvoirs élargis, aujourd’hui des “ex-pairs” qui ont entamé une seconde carrière dans la gestion de la recherche.

Pourquoi vous être penché spécifiquement sur la biomédecine pour analyser les réformes de la gouvernance de la recherche ?

Pour plusieurs raisons : il était impossible de réaliser cette étude sur tout le champ scientifique, il nous fallait faire un choix. De plus, cette publication s’inscrit dans une enquête plus vaste, qui porte justement sur la biomédecine. C’était enfin un choix raisonné, puisque la biomédecine “imprime” sa marque en étant souvent à l’avant-garde des transformations de la recherche, que ce soit les liens avec le privé, l’internationalisation ou le financement sur projet, entre autres. Les biologistes et les médecins jouent un rôle important dans le portage des réformes, ils en sont parfois même les entrepreneurs. Dans les années 30, ce sont plutôt les physiciens qui jouaient ce rôle et, à l’époque, la biologie a raté le train des réformes qu’ils ont initiées. La situation change après guerre et dans les années 60 quand la biomédecine est devenue plus consommatrice de ressources.

La crise de la Covid est-elle le paroxysme du leadership de la biomédecine ? 

Il s’agit à mon sens d’une tendance au long cours que l’épidémie récente vient sans doute prolonger et accélérer. La santé est depuis longtemps déjà l’une des priorités des politiques scientifiques. Dans les années 1990, par exemple, l’épidémie de Sida suscite la création de la première agence de financement de la recherche : l’ANRS. Dans les années 1960 également, les premières formes de financement sur projets sont dédiées notamment aux sciences de la vie.

Peut-on en déduire que le système est taillé pour les sciences expérimentales au détriment des sciences sociales ?

Il y a une culture plus grande des appels à projets en sciences expérimentales parce qu’elles nécessitent plus de moyens et que l’état des financements récurrents ne permet plus de faire face. Les sciences humaines et sociales s’y sont mises au fur et à mesure et de manière hétérogène. Les archéologues, par exemple, ont plus l’habitude de répondre à des appels à projets que d’autres disciplines en SHS. 

Venons-en au propos de votre article : on est passé en 60 ans d’un système dirigé par des patrons chercheurs à un autre, géré par des “ex-pairs”. Qui étaient les premiers ?

Les “patrons” étaient définis par leur multipositionnalité. En d’autres termes, ils occupaient un grand nombre de positions de pouvoir dans des activités distinctes : ils siégeaient dans des commissions qui évaluaient les carrières ou les projets de recherche et influaient sur la politique de l’Etat, via notamment la participation à des commissions du commissariat au Plan. Cette variété d’influences concentrait fortement les pouvoirs aux mains d’un petit nombre. Ces cumuls n’existent plus actuellement, parce que le pouvoir est plus divisé. Les années 60 sont souvent considérées comme un âge d’or mais on oublie souvent qu’elles ont été marquées par ces “mandarins”, des chercheurs en exercice qui bénéficiaient d’une aura scientifique très forte et qui exerçaient leur pouvoir sur les autres scientifiques.

Venons-en à leurs successeurs modernes : ceux que vous appelez les “ex-pairs”…

Les “ex-pairs” sont issus des rangs des chercheurs ou enseignants-chercheurs mais se sont engagés dans une seconde carrière d’administration ou de direction de la recherche. Ils cumulent également les fonctions mais en nombre bien moins important et toujours dans des positions qui ont à voir avec l’administration de la recherche. Ils ne siègent plus dans les instances décidant de l’allocation des fonds ou de l’avancement de carrière, par exemple. Leur influence est circonscrite aux instances de direction des politiques scientifiques. 

Ces derniers sont-ils encore chercheurs ?

Être chercheur est un des critères de leur nomination, ce statut participe à légitimer les institutions qu’ils dirigent qui sont parfois contestées dans le monde académique. Mais sur le fond, je ne suis pas certain de pouvoir répondre. Ces derniers peuvent toujours se considérer comme des membres de la profession académique, même s’ils ne participent peu ou plus à la vie de laboratoire.

Quel impact ont eu ces changements de gouvernance sur l’autonomie des chercheurs ?

Répondre à cette question est difficile parce que l’un des effets des réformes contemporaines est de différencier les situations individuelles. Par exemple, certains collègues qui parviennent à accumuler des financements importants ou à décrocher des ERC disposent aujourd’hui d’une autonomie très forte, y compris s’ils sont jeunes. C’est évidemment bien plus difficile pour celles et ceux — et ils sont nombreux —, qui échouent dans les nouvelles épreuves compétitives. Il ne faut pas oublier non plus que, dans le passé, l’autonomie scientifique connaissait aussi des limites. Le souci de trouver des applications industrielles à la recherche n’est pas récent. Être jeune et travailler sous la coupe d’un patron dans les années 1960, ce n’est pas non plus forcément faire l’expérience de l’autonomie académique.