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Interview

Pierre Mutzenhardt : ­­­­­« Pas la meilleure réponse mais une réponse »­­­­­

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­­Le président de l’université de Lorraine, Pierre Mutzenhardt, explique à TMN le recours aux CPJ dans son établissement.

Vous avez obtenu sept chaires au sein de l’université de Lorraine, pourquoi les avoir demandé ?

Nous y avons vu un intérêt pour des profils atypiques qui ne dépendent pas de manière évidente d’une discipline particulière. Un exemple : la chaire en ludologie que nous avons demandée, à l’interface entre les sciences du numérique, les sciences humaines et l’infocom est plus difficile à imaginer dans le cadre strict des sections du Conseil national des universités. Les Chaires peuvent être dans ce cas un bon outil. En Allemagne, il existe par exemple des professeurs de machines outil qui ne répondent à aucune classification. Nous avons d’ailleurs été agréablement surpris d’en obtenir sept auprès du ministère [voici la liste complète établie à fin 2021, NDLR] : peut-être les demandes des autres établissements étaient-elles moins étayées que les nôtres. Nous sommes maintenant en train de recueillir les candidatures.

Est-ce vraiment la meilleure réponse au manque d’attractivité de la France ? 

Certainement pas mais c’est une réponse. Le budget fourni par l’État pour les salaires — environ 55 000 euros par an — est élevé mais pas exceptionnel : certains Idex [lisez la thèse d’Audrey Harroche sur le sujet, NDLR] ont mis la barre plus haut encore. Les CPJ sont donc certes attractives mais pourraient l’être encore plus. Les personnes recrutées sont assurées de devenir prof sauf si ils ou elles ne “font pas le job”, ce qui restera exceptionnel.

Les débats ont été tendus avant leur mise en place, qu’en est-il aujourd’hui ?

Il y a eu des oppositions au sein de nos instances mais elles sont restées minoritaires : c’est le jeu démocratique. Certains étaient contre par principe, d’autres s’interrogeaient. Nous nous sommes posés la question d’avoir recours à cette nouvelle voie d’accès, alors nous l’avons soumise à nos dix pôles scientifiques pour recueillir leur opinion. Cela n’aurait de toutes façons aucun sens d’attirer des profils qui seraient mal accueillis dans les laboratoires. Pour 2022, nous avons fait remonter une dizaine de demandes votées par nos conseils, dont un tiers que nous jugeons prioritaires. L’idée n’est pas d’utiliser ces CPJ pour diminuer le nombre de professeurs recrutés par voie classique au concours.

Les CPJ sont-elles un passe-droit ?

Cet argument ne tient pas longtemps : l’agrégation permet de passer très vite professeur. D’autres profils ayant obtenu des ERC ou des contrats Jeunes chercheurs de l’ANR — certes en poste — voient aussi leur carrière accélérée. Mettre en place une voie alternative n’est pas plus critiquable que l’agrégation, le 46.3 [ou voie longue, voir p.12, NDLR], le repyramidage… l’important est qu’à la fin les professeurs qui en sont issus soient engagés en recherche, en formation et en capacité de mener des projets et des équipes. Toucher au statut de fonctionnaire, personne ne le souhaite.­
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Interview

Félix Tréguer : « Le cadre juridique français ne protège pas les chercheurs »

­Photo de Félix Tréguer­
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­­­­Travailler sur des sujets sensibles n’est pas sans conséquences pour la communauté, s’inquiète ce chercheur très au fait. 

Si vous avez raté le début  Chercheur en sciences sociales et membre de La Quadrature du Net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, Félix Tréguer s’intéresse à la surveillance numérique des chercheurs. C’est l’objet d’un chapitre de l’ouvrage L’enquête en danger tout juste paru ; nous y reviendrons dans un prochain numéro. Ici, nous l’abordons sous l’angle de la surveillance d’État.­­­

­Avez-vous en tête des cas concrets de chercheurs surveillés par l’État ?

Les cas documentés sont très rares, étant généralement couverts par le secret d’État. Le plus emblématique est celui de Thierry Dominici au début des années 2000. Lors de son doctorat, il enquêtait sur les milieux nationalistes corses et fit l’objet d’une surveillance par la section antiterroriste de la police judiciaire, avant d’être perquisitionné à son domicile avec une saisie de l’ensemble de ses notes, carnets et matériaux informatiques sur lesquels il avait consigné ses enquêtes de terrain. Il a dû changer de sujet pour finir sa thèse [ne pouvant récupérer ses notes, NDLR] et a été intimidé par ses enquêtés qui voyaient d’un mauvais œil le fait qu’il ait été perquisitionné.

De quelle protection bénéficient les chercheurs ?

Le cadre juridique français ne les protège pas. Au moment de la loi renseignement de 2015, le Conseil constitutionnel avait été saisi et il lui avait été demandé de reconnaître aux chercheurs le statut de profession protégée comme les journalistes, avocats, magistrats, etc [qui leur permet notamment de conserver le secret de leurs sources, NDLR]. Mais le Conseil s’y est opposé, estimant que le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs n’impliquait pas qu’ils bénéficient d’une protection juridique particulière [point 36 de la jurisprudence, NDLR]. Pourtant, un certain nombre de chercheuses et chercheurs qui enquêtent sur des terrains sensibles constituent des cibles pour les services de renseignements et peuvent donc tomber sous le coup de leur surveillance.

Quelles sont les conséquences ?

La surveillance des chercheurs risque tout d’abord de briser la relation de confiance avec les enquêtés. Le sociologue Marwan Mohammed en témoignait, il a dû renoncer à ses recherches sur la radicalisation par crainte d’attirer l’attention des autorités. Lors d’un colloque en 2018, un certain nombre de doctorants rapportaient des cas sur des terrains étrangers, notamment au Moyen-Orient, où ils avaient été aux prises avec les forces de sécurité locales mais également suspectés par les services de renseignement à leur retour en France, ce qui les avaient beaucoup déstabilisés. Les conséquences peuvent donc aussi bien être psychologiques que professionnelles, voire matérielles pour ceux qui n’ont pas de poste permanent, a fortiori en l’absence de toute solidarité de la part du milieu académique.­
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Interview

Jérôme Aust : « Le pouvoir est actuellement plus divisé »

Sociologue, Jérôme Aust a analysé le changement de gouvernance de la recherche ces soixante dernières années.

Si vous avez raté le début. L’autonomie des chercheurs est-elle menacée par sa gouvernance, comme certains chercheurs le craignent ? Jérôme Aust a analysé dans cet article récemment paru le profil et les pouvoirs de celles et ceux (surtout ceux) qui gèrent la recherche. Hier des “patrons” aux pouvoirs élargis, aujourd’hui des “ex-pairs” qui ont entamé une seconde carrière dans la gestion de la recherche.

Pourquoi vous être penché spécifiquement sur la biomédecine pour analyser les réformes de la gouvernance de la recherche ?

Pour plusieurs raisons : il était impossible de réaliser cette étude sur tout le champ scientifique, il nous fallait faire un choix. De plus, cette publication s’inscrit dans une enquête plus vaste, qui porte justement sur la biomédecine. C’était enfin un choix raisonné, puisque la biomédecine “imprime” sa marque en étant souvent à l’avant-garde des transformations de la recherche, que ce soit les liens avec le privé, l’internationalisation ou le financement sur projet, entre autres. Les biologistes et les médecins jouent un rôle important dans le portage des réformes, ils en sont parfois même les entrepreneurs. Dans les années 30, ce sont plutôt les physiciens qui jouaient ce rôle et, à l’époque, la biologie a raté le train des réformes qu’ils ont initiées. La situation change après guerre et dans les années 60 quand la biomédecine est devenue plus consommatrice de ressources.

La crise de la Covid est-elle le paroxysme du leadership de la biomédecine ? 

Il s’agit à mon sens d’une tendance au long cours que l’épidémie récente vient sans doute prolonger et accélérer. La santé est depuis longtemps déjà l’une des priorités des politiques scientifiques. Dans les années 1990, par exemple, l’épidémie de Sida suscite la création de la première agence de financement de la recherche : l’ANRS. Dans les années 1960 également, les premières formes de financement sur projets sont dédiées notamment aux sciences de la vie.

Peut-on en déduire que le système est taillé pour les sciences expérimentales au détriment des sciences sociales ?

Il y a une culture plus grande des appels à projets en sciences expérimentales parce qu’elles nécessitent plus de moyens et que l’état des financements récurrents ne permet plus de faire face. Les sciences humaines et sociales s’y sont mises au fur et à mesure et de manière hétérogène. Les archéologues, par exemple, ont plus l’habitude de répondre à des appels à projets que d’autres disciplines en SHS. 

Venons-en au propos de votre article : on est passé en 60 ans d’un système dirigé par des patrons chercheurs à un autre, géré par des “ex-pairs”. Qui étaient les premiers ?

Les “patrons” étaient définis par leur multipositionnalité. En d’autres termes, ils occupaient un grand nombre de positions de pouvoir dans des activités distinctes : ils siégeaient dans des commissions qui évaluaient les carrières ou les projets de recherche et influaient sur la politique de l’Etat, via notamment la participation à des commissions du commissariat au Plan. Cette variété d’influences concentrait fortement les pouvoirs aux mains d’un petit nombre. Ces cumuls n’existent plus actuellement, parce que le pouvoir est plus divisé. Les années 60 sont souvent considérées comme un âge d’or mais on oublie souvent qu’elles ont été marquées par ces “mandarins”, des chercheurs en exercice qui bénéficiaient d’une aura scientifique très forte et qui exerçaient leur pouvoir sur les autres scientifiques.

Venons-en à leurs successeurs modernes : ceux que vous appelez les “ex-pairs”…

Les “ex-pairs” sont issus des rangs des chercheurs ou enseignants-chercheurs mais se sont engagés dans une seconde carrière d’administration ou de direction de la recherche. Ils cumulent également les fonctions mais en nombre bien moins important et toujours dans des positions qui ont à voir avec l’administration de la recherche. Ils ne siègent plus dans les instances décidant de l’allocation des fonds ou de l’avancement de carrière, par exemple. Leur influence est circonscrite aux instances de direction des politiques scientifiques. 

Ces derniers sont-ils encore chercheurs ?

Être chercheur est un des critères de leur nomination, ce statut participe à légitimer les institutions qu’ils dirigent qui sont parfois contestées dans le monde académique. Mais sur le fond, je ne suis pas certain de pouvoir répondre. Ces derniers peuvent toujours se considérer comme des membres de la profession académique, même s’ils ne participent peu ou plus à la vie de laboratoire.

Quel impact ont eu ces changements de gouvernance sur l’autonomie des chercheurs ?

Répondre à cette question est difficile parce que l’un des effets des réformes contemporaines est de différencier les situations individuelles. Par exemple, certains collègues qui parviennent à accumuler des financements importants ou à décrocher des ERC disposent aujourd’hui d’une autonomie très forte, y compris s’ils sont jeunes. C’est évidemment bien plus difficile pour celles et ceux — et ils sont nombreux —, qui échouent dans les nouvelles épreuves compétitives. Il ne faut pas oublier non plus que, dans le passé, l’autonomie scientifique connaissait aussi des limites. Le souci de trouver des applications industrielles à la recherche n’est pas récent. Être jeune et travailler sous la coupe d’un patron dans les années 1960, ce n’est pas non plus forcément faire l’expérience de l’autonomie académique. 
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Interview

Rida Laraki : « La Primaire populaire montre la robustesse du jugement majoritaire »

Ce chercheur au CNRS a participé au développement du jugement majoritaire, le mode de scrutin utilisé par la Primaire populaire.

Si vous avez raté le début. La Primaire populaire a rendu son verdict dimanche dernier : une victoire de Christiane Taubira avec la mention majoritaire « bien ». Derrière cette primaire très politique se cache le jugement majoritaire, un mode de scrutin inventé en 2007 par deux mathématiciens, Rida Laraki et Michel Balinski, décédé en 2019. Si vous souhaitez vous plonger dans les détails, voici son dernier « petit article d’explication ».

Pourquoi avoir développé un nouveau mode de scrutin ?

Pour des raisons scientifiques : tout le monde s’accorde à dire que le scrutin majoritaire est mauvais. Trouver par quoi le remplacer est une question ouverte depuis 250 ans. Des méthodes de classement avait d’ailleurs été développées par Condorcet et Borda avant la Révolution française mais le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow a mis en évidence le paradoxe suivant : le résultat de l’élection change si l’on retire un candidat. Un exemple parmi d’autres : Jean-Luc Mélenchon aurait pu être présent au second tour sans la candidature de Benoît Hamon en 2017. Aujourd’hui, on tente de limiter le nombre de candidats en se basant sur des sondages ou des primaires… ce qui focalise les débats au détriment des programmes.

Le jugement majoritaire devrait-il être utilisé pour l’élection présidentielle, selon vous ?

Le jugement majoritaire donne plus de libertés aux citoyens. Tous les candidats sont évalués par les électeurs dans un langage commun de mentions – allant de « excellent » à « à rejeter ». Ainsi, il permet d’aller voter et de s’exprimer, même si c’est pour attribuer « insuffisant » ou « à rejeter » aux candidats. Il résout ainsi le problème de l’abstention au second tour. En 2017, cinq millions d’électeurs ont préféré s’abstenir ou voter blanc au premier tour. L’objectif est aujourd’hui le suivant : si le prochain président élu est convaincu des bienfaits du jugement majoritaire, il pourra proposer un référendum à ce sujet pour que la question des modes de scrutins alternatives soit débattue démocratiquement et éventuellement adoptée dans la transparence.

Est-ce difficile de faire entendre sa voix en tant que chercheur ?

Face aux politiques, nous ne sommes pas à jeu égal. Je pense notamment à Jean-Luc Mélenchon ou François Hollande, qui vient de critiquer le jugement majoritaire. Le problème est que certains mélangent l’aspect politique de la Primaire populaire et la méthode de vote utilisée qui, elle, est issue d’une recherche scientifique du CNRS [et publiée en 2007 dans PNAS, NDLR]. 

D’ailleurs, quel regard portez-vous sur la Primaire Populaire et son résultat ?

Le jugement majoritaire a bien fonctionné et le classement était très net, c’est ce qui compte avant tout pour moi car c’était la « pire élection possible au sens où certains candidats ne voulaient pas l’être et qu’il n’y a pas eu de débat… La Primaire populaire montre la robustesse du jugement majoritaire, je salue les organisateurs pour leur audace.

Les politiques sont-ils durs à convaincre ?

Le jugement majoritaire a failli être utilisé pour la primaire des Républicains. Chloé Ridel et l’association Mieux voter [dont le but est de promouvoir le jugement majoritaire, NDLR] avons discuté avec eux durant des mois mais certains candidats ont probablement eu peur. Difficile de changer les habitudes des hommes politiques, chacun croit que l’autre a un intérêt personnel à proposer une nouveauté, qu’il y a un calcul politique derrière. J’espère qu’à leur prochaine primaire ils n’hésiteront plus !

Pourquoi avoir créer l’association Mieux voter ? 

C’était une façon de sortir du labo. Chloé Ridel [haute fonctionnaire et directrice adjointe du Think Tank l’Institut Rousseau, NDLR] est venue me voir avec enthousiasme et m’a convaincu car elle trouvait la méthode intéressante. Depuis, plein de bénévoles nous ont rejoint et travaillent dur pour coder notre module de vote, écrire des tribunes, faire les vidéos et graphiques, répondre aux critiques sur les réseaux sociaux… Grâce à eux, le jugement majoritaire commence à être utilisé : à la mairie de Paris pour le budget participatif, au sein de La République en marche (LREM)… C’est une véritable force citoyenne. Peut-être que dans dix ou quinze ans — qui sait ! — la méthode sera utilisée dans plusieurs élections politiques !
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Interview

Manuel Tunon de Lara : « Tout ne se résume pas à Shanghaï »

Le président de feu la CPU revient sur l’autonomie et les inégalités du système.

Si vous avez raté le début. Le 13 janvier dernier, la Conférence des présidents d’université — 50 ans cette année — a cédé la place à France Universités. Trois mois avant la présidentielle, l’occasion pour les universités de plaider leur cause. En toile de fond : la répartition des rôles avec les organismes de recherche, CNRS en tête. Toujours abordé de manière sybilline (ou plus clairement en off) jusqu’au discours d’Emmanuel Macron, il s’agit de l’enjeu le plus structurant de la recherche pour les années à venir. France Universités est allée un cran plus loin en proposant que les universités aient la « délégation pleine et entière de gestion de toutes les UMR » (voir le reste ses propositions). 
Précision importante, cette interview date d’avant le 13 décembre et le discours d’Emmanuel Macron.


La Cour des comptes a récemment publié une note sur les universités. Disparition du statut de chercheurs, transformation du CNRS… ses préconisations sont abrasives, les partagez-vous ?


La Cour fait une somme de constatations que nous pouvons, pour certaines, partager [voilà la fameuse note, NDLR]. Je pense comme elle que l’autonomie des universités est au milieu du gué, qu’elle est même en panne, tout comme je souscris à ce qu’elle a pu écrire sur les CHU il y a deux ans [si vous avez cinq minutes, NDLR]. L’université française n’est pas suffisamment autonome et cette notion est mal comprise : nous sommes dans le peloton de queue au niveau européen, que ce soit en termes de ressources humaines ou d’autonomie pédagogique.

Laisser les universités décider “en autonomie” des avancements de carrière, c’est mettre de côté le rôle du Conseil national des universités…


Le CNU doit aider les universités à prendre les bonnes décisions. Il faut éviter les disparités criantes mais chaque établissement doit pouvoir définir et travailler son ancrage territorial, définir et travailler ses propres objectifs. Il est compliqué pour un président d’université d’avoir la responsabilité financière et salariale des enseignants chercheurs sans qu’elle soit assortie d’un pouvoir de décision. La masse salariale a été transférée aux universités au moment de la LRU [portée par Valérie Pécresse en 2007, NDLR], sans les moyens de la piloter. En conséquence, les universités se sont différenciées, avec un bilan plutôt favorable malgré des difficultés. Les universités sont en proie à une administration très centralisée, très jacobine. Il faut changer de logiciel, et l’Etat a des difficultés à admettre qu’un de ses opérateurs a besoin d’être autonome pour être efficace. Par exemple, la direction générale des ressources humaines du Ministère s’occupe à la fois — et un peu de la même façon —, de l’Education nationale, toujours très centralisée, et des universités autonomes. Cette asymétrie pose problème dans de très nombreux cas. C’est devenu flagrant dans la déclinaison de la Loi de programmation de la recherche et des décrets qui paraissent aujourd’hui : le cas du repyramidage [une répartition des postes, NDLR] des maîtres de conférence, notamment, est instructif, avec, au départ, un très fort dirigisme dans sa conception de la part de l’Etat.

 Est-ce que plus d’autonomie ne revient pas à plus d’inégalités entre les universités ? Les Idex en sont un exemple flagrant…


Les Idex ont eu des effets positifs indéniables, au-delà des financements ; ces projets ont suscité des questions que les universités ne se posaient pas auparavant, comme celle de leur stratégie. Ces réorganisations ont été confrontées à l’avis d’un jury international indépendant, qui à l’époque ne rendait compte qu’au Premier ministre. Je dis à l’époque, parce que la création du SGPI [Secrétariat général pour l’investissement, nouvelle dénomination depuis 2017 du commissaire général à l’investissement, NDLR] a redistribué les rôles avec l’intervention possible des différents ministères, ce qui peut parfois compliquer les choses.

C’est-à-dire ?


Même les universités qui pensaient avoir des projets qui tenaient la route ont été bousculées. Certaines ont réussi, d’autres n’ont pas fonctionné mais il y a eu grâce aux IdEx, Isite et autres projets du PIA [de grands plans d’investissement gérés par le SGPI à Matignon, NDLR] une forme de prise de conscience de la nécessaire transformation de nos établissements. Il ne faut pas faire de raccourci entre la taille, les IdEx et les moyens. Sur le plan des financements, il faut rappeler que les moyens du PIA sont extra-budgétaires et doivent avoir un effet levier. Ils ne compensent donc pas les inégalités qui existent entre universités et qui concernent beaucoup le niveau d’encadrement : regardez l’Université de Strasbourg, qui est un Idex, et est pourtant une université mal encadrée malgré ses prix Nobel. Par ailleurs, je crois que la différenciation est aujourd’hui assumée par les universités. Quand sur un même site cohabitaient trois ou quatre ou cinq établissements et que ceux-ci se sont réunis pour mettre en place une offre, une image, une politique commune, c’est vertueux de mon point de vue et cela n’empêche pas l’excellence de se développer dans des universités de plus petite taille. En Aquitaine, les universités de La Rochelle et de Pau ont des trajectoires ambitieuses dans les sciences du littoral ou les géosciences. 

Assumer qu’il existe dix universités excellentes et pas une de plus est une inégalité en soi…


La commande date du rapport Attali [dont un certain Emmanuel Macron était le rapporteur adjoint, NDLR] qui préconisait l’émergence de dix grands pôles universitaires : tous les gouvernements qui se sont succédés ont suivi cette voie. Cela a pu créer un sentiment d’inégalité voire d’injustice — certains étant labellisés IdEx, d’autres non — mais il s’agit bien de financements octroyés sur la base d’un projet, avec des obligations, un cahier des charges dans la transformation…. Ces projets sont légitimes et le pays en a besoin mais ils s’ajoutent à une situation qui, je vous rejoins, est à la base inégalitaire et qui souffre de l’absence d’un véritable système d’allocation de moyens. Par ailleurs, il y a de grands sites universitaires comme Lyon et Toulouse qui n’ont pas encore réussi à se structurer sur ces principes mais qui en ont le potentiel : la France ne peut pas s’en passer, Idex ou pas. Nous vivons dans un monde extrêmement compétitif où la très bonne place de Saclay [13e au dernier classement de Shanghai, NDLR] est un motif de fierté pour tous les établissements. Saclay est notre tête de pont mais je suis également fier de Montpellier, en pointe sur l’environnement, par exemple. Quant à savoir s’il en faut dix ou plus, l’Etat décidera, ce n’est pas de notre ressort et cela n’empêche pas d’avoir une politique d’excellence distribuée, comme nous l’avons suggéré au niveau européen.

Le classement de Shanghai n’explique-t-il pas à lui seul ces réformes ?

Tout ne résume pas à Shanghai : d’ailleurs, certains projets très ambitieux n’y apparaîtront pas.  

Une publi, une affiliation, n’est-ce pas le but ultime ?

La question ne se pose pas de cette manière. Ceci étant dit, pour des raisons d’organisation et de lisibilité, effectivement, un rapprochement beaucoup plus fort entre les organismes et les universités est indispensable. La LPR est de ce point de vue une occasion ratée. Quand on parle d’organismes de recherche, il y en a quantité, souvent de petite taille, très spécialisés à la différence du CNRS. Ce morcellement des acteurs, qui menait à une perte de visibilité et d’efficacité, a été en partie résolu par des fusions entre organismes ou des rapprochements avec les universités. Mais la mise en concurrence des universités en tant qu’opérateurs de recherche avec certains de ces organismes entraîne forcément des télescopages. La multiplication des noms décroît d’autant l’impact d’une publication mais le problème est plus profond que l’exemple que vous me donnez. Quand un pays a une ambition scientifique, il faut optimiser son système : sur un grand site universitaire, pourquoi avoir quatre directions de recherche en parallèle ? Qu’est-ce qui justifie que dans les unités mixtes chacun se batte pour sa part de propriété intellectuelle, sachant pertinemment que notre rôle premier n’est pas de valoriser les inventions ?  

Aux universités la tutelle des chercheurs, aux organismes la mission de leur confier certains moyens financiers ou matériels, comme le préconise la Cour des comptes. C’est votre souhait ?


La question ne concerne pas que les ressources humaines, elle est plus vaste. Je pense effectivement que certains organismes pourraient plus jouer ce rôle d’agences de moyens, comme c’est souvent le cas d’ailleurs. La réflexion sur le rapprochement entre l’université et les organismes de recherche doit se faire, sans quoi nous perpétuerons une forme de compétition et une efficience médiocre.

On a pu entendre Emmanuel Macron dire que la loi Recherche était un “début de réparation”, à quand la suite ?


En toute franchise, c’est la première fois que j’entends qu’il faut davantage financer l’ESR dans la bouche d’un président de la République. Mais la Loi de programmation de la recherche ne nous a pas permis de rattraper notre retard, la France reste moins ambitieuse que certains pays d’Europe dont l’Allemagne. La LPR constitue un apport financier réel, dont nous nous félicitons, les effets de la recapitalisation de l’Agence nationale de la recherche se ressentent déjà. Mais, tandis que les financements par projet augmentent, il y a un déficit de financement récurrent. La LPR ne fait que corriger certains retards, en particulier au niveau des salaires. Les enseignants-chercheurs et chercheurs sont dans notre pays insuffisamment reconnus et insuffisamment payés ; tout comme l’université, ils n’occupent pas la place qu’ils devraient occuper dans un pays scientifiquement avancé comme le nôtre. Il nous faut mieux défendre et développer notre potentiel humain, dès le doctorat.  
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Interview

José Miguel Sanchez Perez : « J’ai candidaté en citoyen libre »

Hydrogéologue, José Miguel Sanchez Perez, brigue la présidence du CNRS, il détaille son programme.

Si vous avez raté le début. Candidat déclaré à la présidence du CNRS avec Olivier Coutard et Antoine Petit, il a été présélectionné et auditionné par le ministère de la Recherche avant un éventuel passage sur le gril devant les parlementaires mi janvier. Tout le processus devra être bouclé pour fin janvier, date de fin de mandat d’Antoine Petit.
Tic, tac…

Pourquoi avoir tenté le coup d’une candidature à la présidence du CNRS ?

J’ai candidaté en citoyen libre, je suis un chercheur au CNRS d’origine étrangère — comme 18% de mes collègues. C’est pour moi le meilleur centre de recherche au monde. Il offre aux chercheurs la sécurité de l’emploi certes mais, comme les artistes, nous avons besoin de liberté et de moyens. J’ai passé dix ans dans les conseils scientifiques, j’ai participé à la vie de ma profession : cette candidature est l’occasion de s’exprimer au nom de mes collègues et de proposer plusieurs axes de réforme.

Quels sont-ils ?

Nous pouvons collectivement faire mieux en remettant les chercheurs au centre du système grâce à son assouplissement [Lire sa profession de foi, NDLR]. Au niveau international, je veux assumer le positionnement central du CNRS en créant un centre européen de la recherche. La décentralisation, enfin : notre structure n’est pas mise à profit comme elle devrait l’être. Il faut notamment permettre une plus grande réactivité en accordant plus de pouvoirs aux délégations régionales.

Comment vous situez-vous par rapport à la candidature d’Antoine Petit ?

Antoine Petit a assumé sa présidence dans la continuité de celle d’Alain Fuchs, il est temps maintenant d’ajouter du sang neuf dans le système. Si je suis élu, je ne renouvellerai pas mon mandat et quitterai le poste de président du CNRS pour redevenir chercheur, car je souhaite seulement rendre ce système plus ambitieux et plus novateur.

La question de la politique d’innovation du CNRS vous a été posée lors de votre audition, qu’avez-vous répondu ?

L’objectif principal du CNRS est de créer de la connaissance, pas de créer des entreprises, ou de déposer des brevets. On a pu le constater lors de la crise de la Covid que nous avons traversée, il est illusoire de demander que toutes les recherches donnent des résultats immédiats, certaines découvertes utiles aujourd’hui ont été faites il y a vingt ans.

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Interview

Denise Pumain : « Il faut éviter de réinventer la roue »

Géographe, Denise Pumain a été une des premières à développer des modèles dynamiques et complexes dans sa discipline.

Pourquoi avoir introduit de nouvelles méthodes de traitement des données en géographie ?

Ma motivation était avant tout de répondre à des questions de géographe : trouver les raisons de la croissance des villes – pouvait-on l’expliquer surtout par des conditions locales ou surtout par des processus généraux ? J’ai commencé très tôt à travailler avec des données chiffrées sur les migrations de personnes dans toute la France, à la fois entre les villes et entre villes et campagnes. Avec une collègue, nous avons passé trois mois à recopier des chiffres dans de grands registres à l’INSEE en 1968. A l’époque il était assez difficile de trouver des moyens efficaces pour traiter les données. Comment comparer les profils de migration par âge, par catégorie socio-professionnelle ou par origine des migrants de plusieurs villes ? C’était très frustrant, d’autant qu’en géographie, on veut souvent considérer plusieurs variables à la fois. Je suis partie au Canada, j’ai appris le Fortran, je me suis formée en statistique afin de pouvoir extraire plus d’information à partir des données.

C’est ainsi que les propriétés typiques des systèmes complexes ont émergé en géographie ?

Je me suis aperçue que l’évolution des villes avait des points communs avec celle d’autres systèmes complexes dans la nature : les inégalités de taille peuvent être décrites par une distribution de Pareto, ressemblant à celle de la dimensions des étoiles. Mais l’interprétation de cette régularité est spécifique aux systèmes de villes : c’est à cause de leurs échanges qui les rendent très interdépendantes qu’elles gardent longtemps à peu près le même rang, même si elles évoluent toutes en taille et transforment considérablement leurs populations et leurs activités. Nous avons pu ainsi donner une réponse à la persistance des hiérarchies urbaines et à la résilience des villes !

Comment développer une vraie interdisciplinarité ?

Il faut d’abord construire un langage commun entre les disciplines. Nous sommes fiers d’avoir publié sur le premier modèle multi-agent de géographie en 1996 mais il restait bien des incertitudes. Les informaticiens ne savaient pas exactement traduire en code nos hypothèses et, à l’inverse, nous n’avions pas une compréhension totale du modèle informatique. Un immense bond en avant a été fait à partir de 2010 lorsque nous avons reçu un financement pour recruter des ingénieurs informaticiens au sein de l’équipe. Nous avons pu inclure des outils de visualisation, obtenir des résultats pertinents, reproduire des simulations avec du calcul intensif, ce qui permet de valider la construction du modèle. C’est un gros investissement qui demande de l’exigence à la fois en sciences humaines et en informatique mais qui rapporte beaucoup.

Cette problématique de traitement des données en SHS résonne toujours aujourd’hui…

Oui, à l’époque, on en avait très peu et il fallait beaucoup d’énergie pour les trouver et les traiter. Aujourd’hui, on croule sous une avalanche de données, il est donc nécessaire d’avoir des méthodes efficaces pour les manipuler. Mais il faut également éviter le gaspillage d’information qu’on observe lorsque le traitement informatique est fait sans tenir compte de l’avancement des connaissances dans le domaine. Par exemple, certains plaquent leur savoir faire mathématique sur des problèmes de SHS. Cela nous fait rire lorsque des physiciens réinventent la roue et retrouvent des résultats bien connus des géographes – comme le fait que l’intensité des interactions sociales décroit avec la distance, même quand elle est mesurée avec un GPS ! Souvent, les études réalisées à partir des données des réseaux sociaux ou de celles glanées sur Internet n’apportent pas assez de connaissances nouvelles en géographie si l’on n’a pas pris assez de soin pour assurer la qualité et la pertinence des données.
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Interview

Olivier Beaud : « La menace est internalisée »

Les causes identitaires sont-elles la principale menace à la liberté de chercher et de s’exprimer en tant qu’universitaire ? Si le “wokisme”, la “cancel culture” ou le féminisme radical pèsent, d’autres menaces plus pernicieuses existent, comme l’administratif, analyse Olivier Beaud (Paris 2 Panthéon Assas) dans son dernier ouvrage Le savoir en danger. Ce juriste défend la liberté académique contre les attaques dont elle fait l’objet. Sans prendre de pincettes.

Faut-il inscrire la liberté académique dans la loi pour la sanctuariser ? 

La mention de la liberté académique récemment inscrite dans la LPR est complètement inutile : une disposition vide de sens, totalement instrumentalisée en réponse à la question de l’islamogauchisme. On peut noter que la seule fois que les politiques se sont intéressés à la liberté académique, ce n’est pas pour la reconnaître mais pour la restreindre. Ça part donc mal : autant ne pas légiférer en ce cas. La notion est tout de même reconnue légalement de manière éparse, que ce soit dans la loi Faure ou la loi Savary de 1984, mais beaucoup moins explicitement que ce n’est le cas à l’étranger. 

 Faut-il rendre cela plus explicite, alors ?

Je serais très prudent. Son inscription dans la loi serait un bénéfice en cas de recours… à supposer que la définition choisie par les parlementaires convienne. Si on laisse les politiques traiter le sujet, le risque de dérapage est réel, la LPR l’a prouvé.

En cas d’entrave manifeste, que faire ? Les voies de recours existent-elles pour les chercheurs ?

Quelques dispositions existent mais la plupart des chercheurs ne les utilisent pas, par ignorance et parce que les universitaires forment peu de recours, par manque de temps et de moyens. Par ailleurs, et c’est extrêmement regrettable, le Conseil d’Etat est très peu favorable à la liberté académique : il maltraite les libertés universitaires depuis vingt ans. 

Vous explorez dans votre ouvrage une différence entre deux notions pourtant proches pour le grand public : la liberté académique et la liberté d’expression. Peut-on dire pour vulgariser que la liberté d’expression vaut pour un universitaire quand il ne s’exprime pas en tant que chercheur ?

Fondamentalement, la liberté académique est plus large que la liberté d’expression : il s’agit de la liberté de choisir ses thèmes de recherche et les mener jusqu’au bout sans interférences extérieures. De plus, la liberté académique est difficile à vendre en ces temps de quasi-religion des droits de l’homme, parce qu’elle est réservée à un corps professionnel. Elle apparaît donc comme un privilège, tout comme le secret des sources des journalistes qui constitue pourtant la base du métier. La liberté académique bénéficie néanmoins à tous en permettant de faire progresser la science et donc la société.

Dans sa vidéo de candidature, Eric Zemmour vise directement « les sociologues, les universitaires », qui « mépriseraient » le peuple…

C’est du poujadisme anti intellectuel, point. Ce n’est pas un savant, il écrit des livres vides de sens d’un point de vue historique. Il s’agit de fausse science. Eric Zemmour ne peut heureusement pas invoquer la liberté académique pour parler. Un universitaire qui tiendrait de tels propos ne serait pas digne de l’être. Il est le décalque d’une pensée de droite conservatrice aux Etats-Unis — plus dangereuse en un sens que l’idéologie woke dont on parle beaucoup en ce moment — et qui passe son temps à pilonner les universitaires libéraux depuis l’ère Reagan. 

Avant d’en venir au “wokisme”, la principale entrave, selon vous, à la liberté académique en France est le poids de la gestion du système par les chercheurs.

Les universitaires sont dominés par l’administration de l’Etat et du ministère d’un côté, et par les dirigeants d’université de l’autre. Et ce alors que ces derniers sont tous universitaires, même s’ils ne se considèrent plus comme tels. Les cas d’abus de pouvoir manifeste existent. Notamment l’exemple que je rapporte dans mon ouvrage de l’organisation d’examens à l’université de Reims. Au lieu de soutenir les universitaires, le président de l’université, également vice-président de la CPU, s’est rangé du côté de son administration. On parle beaucoup du poids de l’administration dans la justice ou l’hôpital mais il en va de même à l’université où la situation est aussi dégradée. 

Le cas le plus marquant d’entrave est la restriction sans précédent de l’accès aux archives historiques par l’Etat que vous décrivez. De nombreux chercheurs se retrouvent privés de documents pourtant essentiels sur l’histoire récente de France…

Les historiens ont malheureusement perdu la bataille malgré des concessions faibles de l’administration. Le risque est bien réel dans les années à venir que des scientifiques soient coupés de leur sujet de recherche en histoire à cause de cette limitation sans précédent de l’accès aux archives. [Lire également ce numéro de la Vie de la recherche scientifique pp18-19, NDLR].

Vous précisez que les historiens semblent n’avoir reçu aucun soutien du ministère de la Recherche, pourquoi ?

Son poids politique est structurellement faible et les ministres qui l’occupent le sont souvent pour de mauvaises raisons, comme la parité. Adossés au mastodonte de l’Education nationale, la recherche et l’enseignement supérieur ont paradoxalement plus de poids. Le ministère ne défend pas les universitaires en cas d’entrave à la liberté académique : le cas de l’accès aux archives historiques est frappant. Il a fallu que les historiens et archivistes eux-mêmes se mobilisent pour que l’affaire éclate et qu’ils arrachent une concession.

Venons-en à l’islamogauchisme ou au wokisme, quelles entraves à la liberté académique avez-vous détectées à cause de ces mouvements ?

Une des principales menaces à la liberté académique est aujourd’hui internalisée : une petite minorité des étudiants en sont les ennemis, avec des effets dévastateurs. Or la violence psychologique et morale exercée sur les professeurs par les réseaux sociaux peut être aussi douloureuse que la violence physique de mai 68. La vague arrive, même si personne n’en connaît la hauteur. J’ai appris hier qu’une conférence consacrée au livre de Sabine Prokhoris [une philosophe critique du mouvement #metoo, NDLR] avait été annulée à Paris Necker. Voilà un exemple où les idéologies radicales ont gagné : quelqu’un qui ose objecter en pointant les abus et les risques juridiques d’un mouvement, évidemment légitime, se retrouve censuré. Ces groupes de pression ont imposé au président d’université de censurer la réunion sans aucun fondement légal. J’ai du mal à prédire aujourd’hui l’ampleur de ce mouvement mais la seule chose qui nous préserverait d’un choc équivalent à celui constaté en Angleterre ou aux Etats-Unis est le fait que les étudiants ne représentent pas une grande force de pression en France, au-delà de leur poids médiatique. Pour une raison simple : ils ne paient que peu de droits d’inscription. Les étudiants font la loi aux Etats-Unis parce qu’ils sont les clients du système. En France, les médias relaient tout de même la parole étudiante, parfois sans filtre. Les professeurs sont ainsi constamment mis en difficulté ; il s’agit d’une nouvelle censure dont on peut remonter à mai 68 pour en tracer les origines. 

Si ce mouvement représente un tel danger, pourquoi les universitaires ne le dénoncent-ils pas ?

Les universitaires, majoritairement de gauche, n’osent pas dénoncer ce mouvement venu de la gauche qui nous menace pourtant, quel que soit son bord politique. C’est en partie dû à la méconnaissance de qu’est l’université en France : une machine à distribuer des diplômes, aux pouvoirs atrophiés. Les élites ne fréquentant pas les bancs de l’université mais ceux des grandes écoles, tout comme les chercheurs veulent préférentiellement exercer dans les organismes de recherche.

Que préconisez-vous ?


Les universitaires sont très divisés et très seuls, sauf en sciences [expérimentales ou “dures”, NDLR] et leurs syndicats sont très peu représentatifs. Quand il s’agit de liberté académique, la question politique “suis-je de gauche ou de droite” devrait être secondaire. Il faut qu’aujourd’hui les universitaires prennent conscience de l’importance de leur liberté académique. C’est l’objet de mon livre dont la conclusion est d’ailleurs assez pessimiste. Sont-ils à la hauteur de cette mission ? J’ai des doutes aujourd’hui tant le clientélisme et le localisme ont laissé des traces.
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Interview

Jean Frances et Stéphane Le Lay : « La compétition efface la coopération »

Les deux sociologues Jean Frances et Stéphane Le Lay ont écumé le concours de Ma Thèse en 180 secondes. Ils développent dans leur ouvrage Ma thèse en 180 secondes, quand la science devient spectacle leur analyse critique.

Le concours MT180 est-il le révélateur d’une évolution du doctorat ?

JF Ce n’est pas un révélateur mais il s’inscrit dans un mouvement plus large et y participe : aujourd’hui, le doctorat n’est plus que la réalisation de travaux de thèse mais correspond aussi à une scolarité avec la formation et la validation de compétences. C’est dans ce cadre que les doctorants sont amenés à la communication, qui devient ici “promettante” [la promesse d’applications pourtant éloignées de leurs travaux, NDLR]. Le tout est légitimé par les institutions qui soutiennent ce concours – qui aurait été déconsidéré dans les années 1990.

SLL D’un côté, on attend des jeunes docteurs qu’ils soient affutés, de plus en plus brillants, bref, meilleurs qu’il y a quinze ans. De l’autre côté, MT180 banalise le rapport à la recherche. Cet aspect contre-intuitif crée une mise en tension.

Le bénéfice revient-il plutôt aux doctorants ou aux institutions ?

SLL Au départ, on peut penser que ce sont les doctorants qui en bénéficient car ils sont sous les projecteurs, présentent leurs travaux et sortent de l’isolement. Mais certains candidats qui sont allés loin dans le concours témoignent avoir eu le sentiment après coup d’avoir été instrumentalisés à des fins d’images [l’étude des sociologues se déroule en pleine création des Comue, NDLR]. Donc finalement, ce sont plutôt les acteurs institutionnels qui en bénéficient en montrant leurs doctorants.

JF La plupart des doctorants sont satisfaits de la formation à la communication mais moins du rôle qu’on leur demande de jouer. Ils se rendent compte a posteriori qu’ils se sont pris au jeu et en sont venus à une communication promettante.

Pousse-t-on les doctorants à un comportement contraire à l’éthique ?

JF Oui. Pas le format en lui-même – on demande juste au doctorant de faire de la vulgarisation – mais l’exacerbation de la compétition en est la cause. Et cela s’insère dans un contexte où la compétition pour l’obtention des moyens afin de mener ses recherches, qui deviennent de plus en plus rares, incite à des comportements contraires à l’éthique. Les candidats arrivent en général dans le concours sans cynisme mais réalisent que s’ils veulent gagner, ils doivent se débarrasser de certaines règles d’éthique. 

SLL La compétition interindividuelle efface la coopération. En recherche, on ne peut pas travailler seul mais le format du concours pousse à se mettre en avant. Certains candidats mettent “nous” et “équipe” dans leur topo ou sur leur diapositive mais la tendance est plutôt de se montrer comme un chercheur brillant et solitaire.

Comment voyez-vous le futur du concours ?

SLL Certains prédisaient que le concours allait mourir au bout de deux ans mais, huit ans plus tard, il continue à être suivi. Les candidats mentionnent même leur participation dans leur CV, sur LinkedIn ou dans des articles scientifiques. Le concours MT180 a pris une place à part entière dans la gestion de carrière.

JF Le format “trois minutes” tend à se déployer : les présentations courtes deviennent un standard auquel il faut savoir répondre car il est jugé pertinent, notamment par les ressources humaines.

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Interview

Audrey Harroche : « L’excellence scientifique ne suffit pas »

Les Idex (qui possèdent leur propre asso) fêtent bientôt leur dix ans : ils consistent à « concentrer des fonds importants (7,7 milliards d’euros), par appels à projets, sur moins de dix universités rassemblées en consortiums », rappelle Audrey Harroche. Dix lauréats, dont l’objectif est de « rivaliser avec les meilleures universités du monde », et quelques déconvenues, comme récemment celle de l’Université de Lyon-Saint-Etienne.

Les Idex sont un monde parallèle (peu propice aux femmes) décrit par cette sociologue, à travers une enquête qui s’est tenue dans une université lauréate.

Votre thèse s’appelle “Gouverner par les inégalités, la mise en œuvre d’une initiative d’excellence dans l’enseignement supérieur et la recherche”. Pourquoi ce titre fort ?


Le prisme des inégalités ne m’a pas servi de clef d’entrée pour le terrain mais m’a permis, une fois l’enquête effectuée, de comprendre les matériaux récoltés et de les analyser. Je me suis rendue compte que cette question traversait les Idex de part en part : depuis la réponse aux appels à projets, à l’intérieur de la communauté concernée, jusqu’à leur mise en œuvre et leur évaluation. 

Quel est le but avoué (ou non) de ces Idex ?


Ils permettent à certaines universités de devenir des instances de politique scientifique en allouant des fonds de manière compétitive et concentrée. C’est dans l’allocation de ses fonds que se jouent les inégalités. La définition, légèrement différente du sens commun, du mot inégalités que j’utilise est dans la lignée des travaux de Joan Acker, qui montre que toutes les organisations en produisent. Je l’ai adapté dans le contexte spécifique des Idex : leur mise en œuvre cherche à créer ou accroître les inégalités dans l’accès aux ressources matérielles et symboliques, à la fois entre les établissements mais aussi à l’intérieur de ceux-ci.

Comment se jouent précisément ces inégalités au sein des labos ?

Le fait que ces fonds ne soient pas distribués à tous mais de manière compétitive et concentrée est une des conditions de leur obtention. La question des inégalités se pose donc à tous les étages, y compris au sein d’un même établissement. En revanche, une fois obtenus, les chercheurs ont des marges de manœuvre plus importantes avec ces fonds qu’avec d’autres. Cette possibilité est intéressante de leur point de vue, surtout compte tenu de la raréfaction des autres sources de financement de l’ESR. L’argument des inégalités n’est donc pas unilatéral : ces fonds peuvent être utilisés pour “faire face” en cas de coup dur, mettre en commun des équipements avec d’autres laboratoires. Concrètement, j’ai pu constater que des quatrièmes années de thèse pouvaient par exemple être prises en charge.

Le système a-t-il des biais ?

Au niveau local, l’un des critères pour sélectionner un projet est notamment le fait qu’il soit déjà cofinancé. Au niveau national, le PIA encourage une sorte d’effet Matthieu [cékoidonc, NDLR] : sur mon terrain [le nom de l’université en question n’a pas été rendu publique, NDLR], j’ai pu constater que la stratégie était de s’appuyer sur ceux qui ont déjà bénéficié de fonds dans le cadre d’un périmètre d’excellence bien défini. Les fonds obtenus sont ensuite fléchés au sein des universités, créant des lignes d’inclusion et d’exclusion. En ce sens, cette politique produit un effet Matthieu qui crée et creuse des écarts entre les chercheurs·ses et enseignant·e·s chercheurs·ses.

Quels sont les critères de l’excellence, la science suffit-elle ?

L’excellence scientifique est nécessaire mais ne suffit pas : le critère de gouvernance est très important, l’établissement ou les équipes doivent être capables de se réorganiser. C’est tout l’enjeu de l’excellence à la française, comme le résume Natacha Gally [une chercheuse spécialiste du sujet, NDLR]. La gouvernance doit être resserrée, concentrer le pouvoir exécutif sur peu de personnes et renforcer certains postes de direction occupés en majorité par des hommes. 

Comment cela se traduit-il ?

La concentration se fait sur les personnes — coordinateurs de Labex ou d’institut Carnot — autant que sur les projets. Les femmes sont sous-représentées de manière claire dans ces structures : elles reçoivent moins de fonds Idex, elles en sont moins les coordinatrices et, même une fois incluses, elles le sont souvent en tant que chargée de projet au service des chercheurs et enseignants-chercheurs. Or ce sont des postes précaires, rarement titularisables et qui représentent souvent une porte de sortie de la voie académique alors qu’ils réclament un haut niveau de qualification et des responsabilités très importantes. 

Est ce que les Idex sont plus une affaire de sciences expérimentales ?

Les Idex ne sont pas neutres envers les disciplines : ils rendent les sciences naturelles plus rentables pour les établissements. Les indicateurs utilisés sont en faveur de ces dernières qui en sont très dépendantes : les appels à projets sont vitaux. Les Idex imposent par ailleurs de travailler de manière interdisciplinaire et étendent de fait cette dépendance aux appels à projet aux autres disciplines, comme les sciences humaines ou le droit. Les disciplines sont interdépendantes pour obtenir des fonds et doivent travailler l’une avec l’autre. Il y a nécessité d’inclure des réflexions sur les implications légales, éthiques ou sociales d’un brevet ou d’un essai clinique, ce qui peut générer des frustrations du côté sciences sociales de n’être parfois considéré que comme une caution au projet. J’ai pu recueillir des témoignages de chercheurs agacés de cette situation, que ce soit du côté sciences sociales… ou sciences expérimentales d’ailleurs.

Question tranchée pour finir : les Idex sont ils positifs ou négatifs ? 

Ce n’est pas mon propos dans cette thèse, je pourrais donner des exemples allant dans un sens ou dans un autre. Cet angle des inégalités me permet de développer un propos qui n’est pas monolithique. Certains sites situés en dehors de Paris en sont sortis vainqueurs par rapport à des sites parisiens qui raflaient tout le temps la mise. Les Idex accroissent donc certaines inégalités, en diminuent d’autres et recomposent certaines, notamment entre les disciplines. Rappelons qu’il y a toujours eu des inégalités entre établissements à l’échelle nationale mais l’Etat en était moins la cause : il était auparavant garant d’une forme d’équité, même si la réalité est souvent différente. Dans le cas des Idex, il y a une volonté de hiérarchiser ces dix établissements par rapport aux autres.